« A very thoughtful, enormously stimulating and hugely thought-provoking examination of the strategies, concepts and civil-military relationships that have influenced the character of war in the twenty-first century ». C’est en ces termes que le général David H. Petraeus rend hommage au dernier ouvrage d’un des penseurs de la guerre des plus influents aujourd’hui.
Sir Hew Strachan est professeur en relations internationales à l’Université Saint Andrews en Écosse. Auparavant, il était « Chichele Professor » d’histoire de la guerre à All Souls College, Oxford, faisant notamment suite, à cette chaire, à Sir Michael Howard. Il y a dirigé le programme « Changing Character of War » et est aussi connu pour ses travaux sur l’histoire de la Première Guerre mondiale.
The Direction of War est composé de treize chapitres reprenant diverses contributions (conférences ou articles) dont deux publiées initialement en français. Les chapitres peuvent donc être lus indépendamment les uns des autres ; les thèses se croisent et les argumentations se complètent et se renforcent tout au long de l’ouvrage. Hew Strachan nous propose de reprendre les fondamentaux de la stratégie et des relations politico-militaires (civil-military), tels qu’ils nous ont été transmis par des auteurs comme Samuel Huntington dans les années 1960 ou Raymond Aron, Michael Howard et Peter Paret dans les années 1970, et de les passer au crible des guerres de la fin du XXe siècle et de ce début de XXIe siècle.
« War is not simply the continuation of policy or politics by other means ».
Dans sa lecture de De la guerre de Clausewitz, Hew Strachan s’oppose à des interprétations devenues aujourd’hui classiques et qui ont fortement influencé la stratégie et les relations politico-militaires contemporaines. Pour lui, le Livre I de De la guerre, celui qui contient la « Formule » de la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens, est mis trop en valeur par rapport aux autres livres, notamment au Livre VIII. Certes, en théorie, la guerre devrait être utilisée comme un instrument de la politique. Mais en réalité, cette formule ne se traduit dans les faits que dans le cadre de la déclaration de guerre (ou de l’intention de recourir à la force), et non dans celui de sa conduite pratique. Souvent, la guerre ne permet pas à la politique de « continuer », c’est-à-dire de poursuivre ses intentions, mais provoque plutôt une rupture. En Europe, du fait de la destruction engendrée par les deux guerres mondiales, la guerre n’est pas vraiment perçue comme la continuation de la politique par d’autres moyens ; elle représente l’échec de la politique. L’accent porté au Livre I et à la « Formule » vient en appui de l’idée d’une subordination de la guerre à la politique (policy), idée en cohérence avec les normes démocratiques des relations politico-militaires dans le monde occidental, et plus particulièrement aux États-Unis. Or, la relation entre la guerre et la politique est par nature réciproque, comme Clausewitz le met en évidence dans le Livre VIII de De la guerre.
« Strategy will not flourish if the armed services are silent on the issue, or feel themselves to be constrained by norms in relation to the proper and ‘politically correct’ conduct of civil-military relations ».
Les armées et leurs généraux, du moins aux États-Unis et en Grande-Bretagne selon Hew Strachan, ont perdu leurs prérogatives en matière de stratégie au moment de la guerre froide. La stratégie s’est vue accaparée par les politiques, diplomates, universitaires et chercheurs de think-tank, et s’est ainsi éloignée de plus en plus de sa définition clausewitzienne d’utilisation de l’engagement en vue d’atteindre les buts de la guerre. Dans les années 1980, militaires américains et britanniques réagirent à cette crise en inventant un niveau entre la stratégie et la tactique : le niveau opératif. Ils lui trouvèrent même une origine, selon Hew Strachan, dans la pensée soviétique militaire des années 1920. La conséquence de ce partage strict entre les politiques qui assimilent la stratégie à la politique (policy) et les militaires qui se concentrent sur les opérations est l’abandon de la stratégie elle-même. La guerre est un tout, et non une série de niveaux séparables, hiérarchiquement organisés selon une norme de subordination politique, dont Hew Strachan attribue notamment la paternité (malheureuse) à Samuel Huntington (The Soldier and the State, 1957).
« For too long, at least fifty years, we have started the debate with the answer, not the question. We have tended to assume that the danger is a military coup d’état, when the real danger for western democracies today is the failure to develop coherent strategy ».
Les difficultés des relations politico-militaires dans les démocraties ne sont pas simples à résoudre. Il existe une contradiction entre la recherche de continuité dans l’action politique, au moyen notamment de la stratégie, et l’utilisation de la guerre pour répondre aux impératifs qui surgissent de façon contingente. Pour comprendre ce grand écart entre les aspirations à long terme et la nécessaire flexibilité de la stratégie, Hew Strachan propose de distinguer la théorie stratégique de la stratégie en pratique (strategy in practice). Les politiques, qui dans une démocratie « font » la stratégie, ne recherchent pas à asseoir leur décision sur des fondements théoriques. La stratégie est ainsi aujourd’hui essentiellement pragmatique, alors que celle des généraux des XVIIIe et XIXe siècles pouvaient s’appuyer sur d’âpres réflexions théoriques. Les politiques pratiquent la stratégie en contact immédiat et simultané avec les forces sur le terrain en opérations et avec leurs électeurs dans leur pays.
« The most important single task for strategy is to understand the nature of the war it is addressing. Its next task may be to manage and direct that war, but cannot do that if it starts from a false premise ».
Il est indispensable de connaître la nature de la guerre pour pouvoir la mener avec efficacité. Pendant la guerre froide, la stratégie s’est appliquée à des situations sans guerre et est venue se fondre dans la politique étrangère. La théorie remplissait tout le champ des études stratégiques, laissant à la politique celui de la pratique. Or, la stratégie, contrairement à la seule théorie stratégique, a deux principaux objectifs : identifier le caractère de la guerre en cours ou qui se prépare, puis planifier et conduire cette guerre. Le premier objectif suit un processus plutôt réactif, qui nécessite une évaluation de la situation sur le terrain ; le second est plutôt proactif, et pour cela la stratégie doit venir puiser dans la théorie stratégique pour proposer des modes d’action susceptibles de répondre aux objectifs politiques. La stratégie fait en sorte de rendre la guerre utilisable par l’État. Ce processus proactif est également itératif car les moyens utilisés ont aussi une influence sur les fins poursuivies. Son résultat (qui porte également le nom de « stratégie ») est un compromis entre les fins politiques et les moyens militaires disponibles pour l’implémenter.
« One reason why so much attention has shifted to terrorism and to non-state actors in the discourse on war is that deterrence is one of the factors that has made major war between states an ineffective tool of policy ».
Avec la dissuasion, la guerre majeure (major war) entre États a cessé, dans les faits, d’être un instrument à la main du politique. Pour redonner du sens à l’utilisation de la force militaire dans ce contexte, il a fallu trouver d’autres concepts, comme la « guerre contre le terrorisme » ou la guerre limitée (limited war). La stratégie, comme résultat du processus de pensée stratégique, est orientée vers le futur. Elle déclare une intention et indique quels sont les moyens envisagés pour la remplir. Mais souvent la réflexion se penche sur la question des moyens en oubliant de définir correctement l’intention. Pour Hew Strachan, la guerre contre le terrorisme (Global War on Terrorism) suit ce travers. Or les « puissances du statu quo », celles issues de la guerre froide, sont confrontées à un dilemme : leur ambition de conserver leur puissance dépasse leurs ressources. Avoir une stratégie cohérente leur est alors d’autant plus indispensable que le gaspillage de ressources ne leur est pas pardonné par leur opinion publique. Les populations peuvent soutenir les soldats sur le terrain et néanmoins refuser d’adhérer à la politique qui a conduit à leur engagement. De plus, les médias ont le pouvoir d’accentuer ce paradoxe. Les guerres limitées d’aujourd’hui deviennent illimitées du fait de leur médiatisation. Le défi posé par les acteurs non-étatiques dans la guerre ne tient pas à l’absence d’un État auquel faire face, mais au fait qu’il ravive le caractère trinitaire de la guerre. Ces acteurs font du peuple des participants, et non plus de simples observateurs neutres, dans la guerre.
« Some soldiers took doctrine as prescriptive, not inquisitive; as providing solutions more than prompting questions; and so they stopped thinking by themselves ».
La doctrine a pour vocation de poser les principes généraux de la guerre qui se prépare ou qui a lieu, et a besoin de la théorie stratégique pour faire apparaître les continuités qui existent entre cette guerre et celles qui l’ont précédée. Le cadre théorique a privilégié jusqu’à présent l’étude des guerres majeures car le rôle de la contingence y était diminué et les continuités plus visibles. Or, les guerres d’aujourd’hui sont des guerres régionales, des guerres limitées, qui ont besoin d’un cadre théorique plus sophistiqué tenant mieux compte de la contingence. De la même façon, la supériorité technologique avait révolutionné la pensée stratégique des années 1990. Celle-ci avait alors cru pouvoir supprimer les parts de hasard et de réciprocité que comprend toute guerre. Pour Hew Strachan, la théorie de l’Air Power est typique de cette hubris, de cette sous-estimation de la contingence et de la réciprocité dans la guerre.
« Most important of all is the reciprocity in war created by the clash of wills. War cannot be the unilateral continuation of policy by other means because both sides are using war to thwart, subvert or change each other’s policies ».
Il faudrait traduire sans tarder cet ouvrage afin que ces réflexions irriguent le plus grand nombre de nos stratèges actuels et futurs.
« Strategy aspires to control and direct war, but will always struggle to do so, because war has its own dynamic, which is independent of the rational calculations of any one actor ».
Hew Strachan incite les militaires à reprendre l’initiative de la stratégie.