C’est le livre qu’il faut avoir lu pour comprendre la période dans laquelle nous vivons. Nous connaissions l’analyse américaine du monde né de la disparition de l’Union soviétique. C’est Le Grand échiquier de Zbigniev Brzezinski, remarquable livre de référence sur la domination américaine dans un monde où l’Eurasie était devenue objet d’une lutte pour la suprématie mondiale. Mais, comment un bouleversement aussi capital avait-il pu se produire vu de Moscou ?
Hélène Carrère d’Encausse, déjà auteur de nombreux livres qui font autorité sur la Russie et l’Union soviétique, livre les clefs de l’énigme dans un gros ouvrage qui analyse avec une précision remarquable les six années qui ont vu, dans un climat de « changement paisible », la « disparition inimaginable » de l’Union soviétique, système totalitaire qui dominait la moitié du monde. À ceux qui trouvent la lecture de ce livre malaisée, répondons qu’ils doivent comprendre la nature révolutionnaire de ce flot d’événements dont le courant, par moments, se renverse dans un monde d’une grande complexité où les problèmes de politique intérieure se mêlent aux questions internationales : la réunification de l’Allemagne, la libération de l’Europe de l’Est, le sort du Caucase et de l’Asie centrale, les rapports avec la Chine. Brzezinski avait choisi comme sous-titre « L’Amérique et le reste du monde ». Ce qui nous est proposé c’est bien la Russie et le reste du monde.
L’analyse de Mme Carrère d’Encausse est conçue autour de la rivalité de deux hommes : d’un côté, Mikhaïl Gorbatchev, l’homme nouveau succédant à des dirigeants très âgés qui décident, en 1987, de rénover l’Union soviétique par une perestroïka, révolution venue simultanément « d’en haut et d’en bas », appuyée sur le monde extérieur, ce qui implique une nouvelle politique étrangère ; de l’autre côté, Boris Eltsine, force de la nature, venu de l’Oural et profondément russe, jusqu’à son penchant pour la vodka, animé par un fort sentiment national. Leur rivalité va rapidement se transformer en lutte sans merci et de leur lutte résulteront la mort de l’URSS de Lénine et de Staline et la naissance de la Fédération de Russie.
Gorbatchev s’engage dès 1987, avec une équipe d’hommes nouveaux et le soutien de son épouse Raïssa, et surtout avec son enthousiasme naturel dans l’immense tâche de rénovation de l’Union soviétique communiste. Les difficultés surgissent avec le changement des responsables ; c’est la « révolte des « nations ». Le Kazakhstan se soulève et il faudra l’arrivée de Nazarbaiev pour reprendre les choses en main ; la contestation est plus grave entre les Arméniens du Haut Karabagh et l’Azerbaïdjan ; en Géorgie, c’est la guerre entre les Abkhazes et la revendication de l’indépendance ; la contagion s’étend aux États baltes, à l’Ukraine, à la Pologne. C’est la fin de l’Empire extérieur. L’ébranlement gagne l’Europe centrale : La Hongrie, la Tchécoslovaquie bougent et l’Allemagne de l’Est est touchée ; Honecker va être remplacé par Egon Krenz alors que Gorbatchev continue à croire que la « maison commune européenne » peut abriter deux Allemagne. En mai 1989, le Congrès des députés du peuple fait face à un débat sur l’article 6 de la Constitution, sur le rôle dirigeant du parti communiste. Dans cette situation de crise, Gorbatchev maintient sa stratégie. Il réforme la constitution de l’Union soviétique. Il crée un poste de président de l’Union, un Conseil de la Fédération et un conseil présidentiel. Gorbatchev peut se sentir renforcé. Pourtant, il doit faire face à la « parade des souverainetés » : l’Ukraine proclame sa souveraineté dès juillet 1990. Plus grave, Eltsine se fait élire dès mai 1990 à la présidence du Parlement de Russie, avant de démissionner du parti communiste. Le duel est désormais en place. Gorbatchev persiste dans sa politique de rénovation de l’Union pour éviter sa dislocation, il prépare, en novembre 1990, un projet de traité, ce que l’on appelle le processus de Novo ogarevo (du nom de la résidence de Gorbatchev).
Dans cette atmosphère révolutionnaire, Gorbatchev doit traiter la question internationale la plus importante : la réunification de l’Allemagne est en marche avec la chute du mur de Berlin, le 9 novembre. Gorbatchev annonce à Kohl qu’il ne s’y opposera pas à condition de limiter l’extension de l’Otan. L’accord se fait en juillet avant que Russes et Allemands ne signent en novembre un traité de coopération. Le même mois, Gorbatchev est à Paris à la Conférence sur la sécurité et la coopération qui établit la Charte de Paris, le 19 novembre, fixant le destin de l’Europe de l’Est et donc le sort de l’Ukraine et aussi affirmant le principe de l’intangibilité des frontières.
Le processus de Novo ogarevo doit être ratifié le 20 août. Gorbatchev attend. Le 19 août, il est dans sa résidence de Crimée, à Foros, et il découvre qu’il est coupé du monde. Une délégation se présente : ce sont des putschistes ; un coup d’État est en marche pour tout remettre en cause. Gorbatchev va-t-il être arrêté ? Par un paradoxe de l’histoire (une ruse comme écrirait Hegel) il est sauvé par son rival et adversaire, Eltsine. Rentré de l’Oural à Moscou, installé au centre de commandement de la maison blanche, haranguant la foule, Eltsine reprend les événements en main. Gorbatchev peut rentrer à Moscou. Mais c’est pour découvrir que son processus de Novo ogarevo, d’une union de républiques souveraines ne répond plus à la situation des déclarations d’indépendance des Républiques, à commencer par l’Ukraine de Kravtchouk. Va-t-on vers une simple Union d’États ?
La « nouvelle stupéfiante » parvient au monde le 8 décembre 1991. Réunis à Beloveje, résidence forestière du Belarus, les trois présidents du Belarus, de la Fédération de Russie et de l’Ukraine constatent dans une déclaration que l’URSS, sujet de droit international et réalité politique, a cessé d’exister. « Finie l’Union soviétique de Lénine et de Staline ». Nazarbaiev, le Kazakh, appelé à la rescousse, se joint au trio pour imposer le « divorce civilisé ». Gorbatchev parle de tragédie. Il n’est plus qu’un Président déchu. La Russie est continuatrice de l’URSS et se fait État impérial, invente la notion d’« étranger proche ». Eltsine stabilise l’ensemble et règne sur la nouvelle Russie dans le cadre d’une nouvelle constitution présidentielle, avec des hommes nouveaux, dont Tchernomyrdine. Les conflits sont multiples : la Tchétchénie est en guerre. Des opposants cherchent à s’affirmer dont Ziouganov, le communiste. Eltsine, pourtant malade, résiste à toutes les tentatives de retour en arrière et commence, en 1996, son second mandat. Un certain renouveau russe se manifeste avec Tchoubais. Eltsine, qui a multiplié les Premiers ministres, surprend son monde en imposant, en 1999, un homme jeune, Vladimir Poutine qui va régner sur la Russie « en état de choc ».
Les grands problèmes sont urgents à résoudre, à commencer par l’Ukraine qui va engendrer la guerre civile la plus grave, entraînant le rattachement à la Russie de la Crimée et le soulèvement du Donbass. Hélène Carrère d’Encausse évoque les problèmes essentiels : comment Gorbatchev, qui avait en 1990 obtenu des assurances, lors de la réunification de l’Allemagne, du Secrétaire d’État américain lui-même, James Baker, sur la « non-extension de l’Otan au-delà de ses frontières de 1990 » a-t-il négligé de faire acter dans un document écrit les assurances qui lui étaient prodiguées ? Négligence, incompétence de Chevardnadze, la vérité est encore à découvrir. Une analyse de la politique de Vladimir Poutine s’impose comme la suite logique et attendue de ces six années qui ont changé le monde !