Mathieu Renault, docteur en philosophie politique et chercheur post doctoral à l'Université Paris Diderot présente ici une étude stimulante qui corrige les idées reçues sur la pensée de John Locke. Considéré par les philosophes et les scientifiques comme le père d'une pensée empirique développée en réaction contre le rationalisme de Descartes, John Locke est aussi le père d'une réflexion politique sur ce qu'une philosophie du libéralisme pourrait qualifier de 'juste impérialisme'.
Après Grotius (1583-1635), philosophe de la loi de nature et partisan de la liberté des mers, après Hobbes (1588-1679) dont les métaphores maritimes sont, autour du thème de son Leviathan, innombrables, Locke est, selon la démonstration de Renault, une des figures emblématiques du mercantilisme anglo-hollandais triomphant sur les mers. Chez lui, impérialisme économique et empirisme scientifique vont de pair. Fervent explorateur des connaissances, il est aussi partisan d'un libéralisme économique peu soucieux de la condition des esclaves et des pauvres.
Secrétaire des Lords propriétaires de Caroline, fonction qu'il exerce dès 1668, Locke participe à la rédaction de la première constitution de cet État. Pour lui, comme plus tard pour Adam Smith ou Stuart Mill, libéralisme et impérialisme sont étroitement liés. Dans son vocabulaire, le mot empirisme ne qualifie pas seulement une méthode scientifique inductive, mais aussi une recherche de l'efficacité menée selon la loi souvent inexorable du 'matter of fact'. Dès 1672, Locke devient détenteur d'actions de la Royal African Company, spécialisée dans la traite des esclaves, puis propriétaire non résident de terres et d'esclaves en Caroline du Sud.
Le livre de Renault rappelle opportunément que la réflexion sur l'état de nature est, à la fin du XVIIe siècle, profondément conditionnée par une exploration géopolitique des populations encore soumises à cet état de nature, en particulier des 'Nègres' originaires des différentes nations africaines et des Indiens d'Amérique. L'état de nature tel qu'il était pensé au Moyen Âge puis dans le sillage de la controverse de Valladolid est donc, chez Locke, réinterprété à la lumière d'une pensée coloniale de type mercantiliste qui instaure une hiérarchie fondée, non plus tant sur la race, mais sur l'accès aux connaissances et à l'argent. Dans cet esprit, le pauvre européen, l'engagé qui aliène volontairement sa liberté pour payer son voyage effectué dans des conditions d'insalubrité voisines de celles de la traite négrière, n'est guère plus à envier que l'esclave lui-même.
Dans son fameux Essai sur l'Entendement humain publié en 1689, année-même de la glorieuse révolution anglaise, Locke développe également une pensée directement commandée par les métaphores maritimes qui dominent à son époque. Pour se diriger dans "le grand océan de la connaissance", il faut commencer par 'tempérer l'esprit d'aventure', 'rétrécir notre questionnement' et lui 'fixer des limites'. Donc, d'une certaine façon, imposer des bornes à l'exploration, 'limiter les sondages en plaçant la sonde dans les endroits où la sonde lui est nécessaire' et empêcher la pensée de se précipiter sur les hauts-fonds où elle risque de s'échouer '. Chez Locke, la navigation s'offre en quelque sorte comme un paradigme des opérations de l'entendement humain. Voilà pourquoi, selon lui, la connaissance de la géographie est un préalable qui doit être enseigné aux enfants pour leur permettre de distinguer le nécessaire de l'accessoire, mais aussi les choses dont Dieu est le créateur et celles qui proviennent de l'intelligence humaine (en particulier les mathématiques et leur corollaire mercantiliste, la monnaie).
Au total, Renault présente ici une étude à la fois stimulante et convaincante qui aide, de nos jours encore, à comprendre la philosophie originelle des écoles économiques anglo-saxonnes, son efficacité, ses limites mais aussi les raisons de la fascination qu'elle exerce sur une jeunesse éduquée dans le culte d'une croissance exploitable et pourtant infinie.
Recension effectuée pour la Bibliothèque de l'Académie des sciences d'outre-mer, éditée dans le Catalogue des Recensions de l'Académie des sciences d'outre-mer (CaRASOM, http://www.academieoutremer.fr/recensions/) |