Jean-Dominique Merchet, le journaliste spécialiste des questions de défense du journal Libération et animateur d’un blog très informé et très suivi, vient de rédiger une histoire des forces spéciales. Bien documenté, avec quelques « scoops », ce livre éclaire sous un jour nouveau le rôle et l’emploi des forces spéciales.
Aujourd’hui, les forces spéciales seraient à la mode, mais la mode n’est pas toujours opportune, comme l’estimait le général Georgelin, ancien Cema. De fait, la question posée dans ce livre est bien, pourquoi, comment et à quoi servent les forces spéciales. Et la réponse n’est pas si évidente. À travers une approche historique qui ne se veut pas exhaustive, l’emploi des forces spéciales a évolué au cours des guerres contemporaines. Outil tactique pour palier à des déficiences des forces « régulières », outil spécialisé pour des actions nécessitant des compétences spécifiques, outil politique pour donner à l’autorité un atout supplémentaire… Les forces spéciales répondent à toutes ces approches.
L’un des multiples intérêts de ce livre est ainsi de revenir aux origines des forces spéciales et il faut bien constater que celles-ci sont initialement des forces « marginales », engageant des soldats atypiques et ne rentrant guère dans le moule conformateur des armées. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les premiers chefs de ce type d’unité, tant en France qu’au Royaume-Uni, proviennent non pas des officiers de carrière mais plutôt du monde civil, avec une capacité d’innovation technique, tactique et psychologique supérieure. À l’inverse, le commandement s’est souvent méfié de ce type d’unité difficile à contrôler dans le cadre d’opérations conventionnelles. À l’inverse, à opérations non conventionnelles, besoin d’unités non conventionnelles.
La Seconde Guerre mondiale a mis en avant le modèle britannique avec les SAS (Special Air Service). Indéniablement, c’est bien le style anglais qui a formaté et qui inspire encore aujourd’hui la plupart des forces spéciales. Audace, courage, imagination, ruse et héroïsme sont ainsi au cœur des qualités requises pour ce type d’unité où l’engagement physique et psychologique doit être total. À cet égard, les unités parachutistes ont constitué un vivier idéal pour fournir des volontaires aguerris aptes à travailler dans un contexte différent.
Les guerres de décolonisation et aujourd’hui, les conflits asymétriques comme l’Afghanistan, ont vu l’emploi important de forces spéciales pour conduire des opérations atypiques. Dans le cas français, il est évident que la guerre d’Algérie a laissé de nombreuses traces et des zones d’ombre sur le rôle de ce type de forces. La réorganisation des armées autour de la dissuasion nucléaire et du corps blindé mécanisé installé face à la menace soviétique a considérablement diminué et marginalisé la place d’unités spéciales. La priorité était au blindé lourd et à la mise en œuvre d’unités dont les effectifs provenaient de la conscription.
La chute du mur de Berlin puis la guerre du Golfe (1990-1991) ont profondément modifié les besoins opérationnels avec le retour en force d’un nouveau type de forces désormais liées à l’acquisition du renseignement et à l’action. Les lacunes constatées pour la division Daguet lors de la première guerre du Golfe ont ainsi amené la création de la Direction du renseignement militaire (DRM) et à la mise sur pied de nouveaux outils dont les forces spéciales. En parallèle, la lutte contre le terrorisme et les prises d’otages avaient amené à la création du GIGN par la Gendarmerie nationale et dont l’emploi ne s’est pas limité au territoire métropolitain. La professionnalisation des armées décidée en 1996 a également accéléré la montée en puissance de ces unités d’élite recevant ainsi les meilleurs éléments et disposant de moyens souvent plus performants que ceux des autres unités. Servir dans les forces spéciales suscite alors de très fortes motivations avec le sentiment d’être au cœur de l’action.
L’auteur évoque ainsi plusieurs opérations conduites par les forces spéciales avec des succès majeurs comme la libération des otages de l’avion d’Air France à Entebbe en juillet 1976 par les unités d’élite israéliennes ou l’assaut de l’Airbus d’Air France sur l’aéroport de Marseille en décembre 1994 par le GIGN. A contrario, il y eut des échecs majeurs, en particulier lors de la tentative de libération des otages américains de l’ambassade des États-Unis à Téhéran en avril 1980 avec le fiasco de l’opération aérienne. Il apparaît ici que la clef du succès repose non seulement sur la qualité et la compétence des équipes mais surtout sur la planification et une préparation méticuleuse de la mission. L’improvisation ne peut pas être un mode nominal de fonctionnement.
Les forces spéciales sont ainsi devenues un outil militaire à vocation politico-stratégique. Leur envoi dans un théâtre doit s’appuyer sur un objectif final clairement défini car le risque est alors de banaliser l’emploi de ces unités et donc de réduire leur niveau d’efficacité. C’est ainsi que l’envoi et le maintien des forces spéciales françaises en Afghanistan a été une façon de maintenir le lien avec les États-Unis après le refroidissement des relations suite au refus français de s’engager en Irak. Leur retrait avait aussi une signification en considérant que leurs missions pouvaient être assumées par d’autres unités plus conventionnelles. Il y a en effet un danger d’avoir des forces spéciales au cœur de l’engagement opérationnel et de l’autre côté, des unités condamnées à subir le syndrome du Désert des Tartares. L’équilibre est dès lors difficile à trouver et est toujours définir au plus haut niveau de responsabilité politico-militaire.
Jean-Dominique Merchet évoque également des affaires très récentes comme celle liée à la capture du paquebot de croisière Ponant et à sa libération grâce à une série d’actions très spectaculaires mettant en œuvre notamment le GIGN et les commandos Marine. Lors de l’intervention sur un petit voilier, le Tanit, la polémique médiatique a éclaté à cause de la mort d’un des otages, en mettant en rivalité les pratiques de ces unités d’élite. Une des caractéristiques principales des forces spéciales n’est pas l’absence d’ego des uns et des autres. La mise en concurrence est aussi un des aspects des forces spéciales car elle crée un climat d’émulation, à condition de pouvoir fédérer les compétences et faire travailler ensemble des unités très spécialisées et souvent jalouses de leurs spécificités et de leurs prérogatives.
Un des paradoxes soulevés par l’auteur est l’augmentation des forces spéciales dans plusieurs pays, en particulier en Europe. À défaut de pouvoir encore disposer d’effectifs importants, la solution palliative serait d’avoir des forces spéciales permettant ainsi de pouvoir jouer un rôle spécifique au sein d’une coalition militaire. Certes, mais les forces spéciales, par nature, ne sont pas faites pour assurer une mission longue et fastidieuse dévolue à des unités plus classiques. Là encore, le risque serait de ne plus avoir suffisamment de forces conventionnelles pour pouvoir durer. L’emploi de forces spéciales ne serait alors qu’un coup d’épée dans l’eau et ne permettrait pas de trouver une vraie solution aux conflits. Ce livre ne se veut pas exhaustif, mais il participe à un véritable débat sur la nature et le besoin des armées. Les forces spéciales sont nécessaires mais pas suffisantes. L’enlisement américain en Irak l’a prouvé. La sortie de crise a nécessité l’envoi de troupes nombreuses avec des modes d’action beaucoup plus classiques où le blindé lourd a été utile. Il y a des modes qui se démodent très vite et d’autres qui traversent le temps. Il est à souhaiter que les forces spéciales ne subissent pas l’effet de la mode, mais qu’elles contribuent à leur niveau et dans leur domaine d’excellence à la résolution des crises.