Anne Nivat, grand reporter indépendante spécialiste de la Russie (1) livre, dans son nouvel ouvrage Un continent derrière Poutine ?, un panorama captivant de la société russe à la veille de la réélection de Vladimir Poutine, le 18 mars 2018, pour un nouveau mandat de six ans (2018-2024).
En l’absence du candidat Alexeï Navalny, empêché de se présenter, le Président sortant a été réélu avec 76,67 % des voix et même 90 % en Crimée, péninsule annexée par la Russie en mars 2014 avec l’assentiment général de l’ensemble des citoyens de la Fédération. Ce scrutin s’apparente donc à un plébiscite en faveur de l’homme fort de Moscou. La seule incertitude concernait le taux de participation. Or, avec un taux de 67,47 %, ce taux a été de deux points supérieur à celui de 2012. Même les instituts de sondage d’État n’avaient pas prévu une telle participation. Par ailleurs, alors que l’économie, impactée par les sanctions économiques imposées par les pays occidentaux depuis 2014, peine à redémarrer, et que l’exercice des libertés individuelles paraît souvent bridé par le pouvoir, on ne constate pas, de manière étonnante, de réelle vague de contestation parmi la population. Le livre d’Anne Nivat et le film documentaire (2) dont il est tiré, permettent de tirer au clair les raisons de ce phénomène.
Pour les besoins de son enquête sociologique, il aura fallu à l’auteure traverser d’Est en Ouest, pendant quatre mois, la Russie, cet État-continent (17 millions de km2, 11 fuseaux horaires), prendre le temps de s’arrêter et d’interviewer en russe, langue qu’elle maîtrise à la perfection, des électeurs russes de toutes catégories sociales.
Une constante parmi la galerie de portraits dressés dans cet ouvrage interpellera le lecteur : celui du manque chronique d’argent et de moyens chez les personnes interviewées (et, par contraste, leur générosité et leur hospitalité avec leurs invités de passage). Une impression de résignation s’en dégage, qu’il s’agisse des retraités, des enseignants, des employés ou des petits entrepreneurs. Comme au temps de l’Union soviétique, la peur d’exprimer ouvertement ses opinions politiques revient et il semblerait que la situation n’ait finalement que très peu changée pour les classes populaires russes même si les magasins regorgent aujourd’hui de marchandises. En province, le petit peuple vivote, survit, se débrouille par des expédients, loin de la vie trépidante des couches aisées et des élites au pouvoir à Moscou et à Saint-Pétersbourg, deux métropoles-vitrines de la Russie, qui concentrent les richesses, les trésors culturels, les talents et les innovations technologiques.
Les problèmes sociaux, qui étaient déjà chroniques du temps de l’Union soviétique, ont persisté. Le taux de fécondité (1,75 enfant par femme contre 2 en France) s’est stabilisé mais n’augmente pas beaucoup. L’espérance de vie est de 72 ans (presque 83 ans en France) avec une surmortalité chez les hommes. La population russe, actuellement de 146,8 millions d’habitants, pourrait descendre à 135 millions en 2030 et même, selon Anne Nivat, à 107 millions à l’horizon 2050. Des régions entières enregistrent un phénomène de dépopulation.
En dépit de tout cela, les aspirations profondes du peuple russe, ses angoisses et ses fragiles espoirs sont, au final, quelque peu déconcertants pour les Occidentaux. Ne pouvant plus supporter les aléas et les incertitudes de la démocratie libérale ; les escroqueries de masse d’un secteur bancaire largement criminalisé qui les a ruinés dans les années 1990, et animés du « sentiment de la forteresse assiégée », les Russes ont adhéré à la « verticale du pouvoir » – à savoir le redressement de leur économie, de leur puissance militaire et surtout de leur moral – promue par Vladimir Poutine. C’est la raison pour laquelle ils ont plébiscité le maintien au pouvoir de leur Président.
« L’élection présidentielle de 2018 est un non-événement pour la plupart des Russes rencontrés » commente Anne Nivat. « Ce qui leur importe le plus : vivre en paix. Les changements incessants des quatre dernières décennies ont marqué ce peuple qui rêve avant tout de stabilité et ils l’ont cette stabilité, depuis le début du nouveau siècle, sous Poutine. Des Russes qui savent que leur Président n’est pas irréprochable mais qui n’étaient pas prêts cette fois-ci à plonger dans l’inconnu. »
« Dans le microcosme russe de la capitale, on m’a dit que Poutine n’achèverait pas son mandat mais désignera un successeur » écrit Anne Nivat, ce qui incite à s’interroger sur la longévité de Vladimir Poutine aux manettes du pouvoir. À l’aube de son nouveau mandat, le Président russe a déjà vu passer quatre présidents de la République français, quatre Présidents américains, deux chanceliers allemands, quatre Premiers ministres britanniques et trois Secrétaires généraux du Parti communiste chinois. Cette longévité l’entretient certainement dans sa vision particulière de la gouvernance mais elle comporte un risque majeur, celui de l’usure du pouvoir… à moins que le parcours de Vladimir Poutine (65 ans) ne s’inscrive dans une tendance actuelle : celle du maintien au pouvoir de dirigeants autoritaires qui ont promis à leurs administrés un redressement de leur pays. À titres d’exemples, dans la Chine voisine, Xi Jinping (64 ans) vient d’obtenir un mandat de Président illimité depuis le vote d’une réforme en 2018 ; en Turquie, Recep Tayyip Erdogan (64 ans), au pouvoir depuis 2002, entend peut-être le rester (peut-être jusqu’en 2029) par le biais de réformes constitutionnelles. Ce phénomène est compréhensible lorsque les peuples se replient sur eux-mêmes, conséquence probable du fait que la globalisation n’a pas un visage humain (3).
Dans ce contexte et près de trente ans après l’effondrement de l’Union soviétique, le panorama de la société russe que nous propose Anne Nivat était nécessaire à la compréhension des équilibres géostratégiques actuels et des relations Russie-Occident.
(1) Actuellement envoyée spéciale pour Le Point, Anne Nivat fut correspondante à Moscou pour le quotidien Libération. Reporter de guerre, elle couvrit sur le terrain la deuxième guerre en Tchétchénie.
(2) Un continent derrière Poutine ?, film documentaire d’Anne Nivat, Fabrice Pierrot et Tony Casabianca, diffusé sur France 5 le 17 mars 2018.
(3) « Le socialisme à visage humain » est une expression employée par Alexander Dubcek, président du Parti communiste tchécoslovaque en janvier 1968 et figure de proue du Printemps de Prague.