Le titre original en serbe est différent : Pâques de sang 1944 - Bombardements alliés des villes serbes (Krvavi Vaskrs 1944 - Saveznicka bombardovanja srpskih gradova). Avant de présenter le livre et de le commenter, il est nécessaire de donner aux lecteurs de la RDN quelques indications préliminaires.
Tout d’abord, l’intérêt de cet ouvrage est que son auteur s’attaque à un sujet délicat qui est encore, d’après lui, presque un tabou en Serbie après l’avoir été en Yougoslavie ; les raisons y sont exposées brièvement. Dans l’introduction française, il fait en outre un parallèle avec les bombardements alliés en Normandie et le silence relatif de l’historiographie française à ce sujet.
La présentation de l’auteur sur la manière d’employer l’aviation dans un cadre militairement et politiquement aussi complexe que dans les Balkans pendant la Seconde Guerre mondiale éclairera le lecteur non-spécialiste de l’emploi des forces aériennes. Dans cette région en effet, la résolution du conflit armé avec ses contraintes militaires immédiates a été subordonnée à une certaine vision de l’organisation politique d’après conflit.
Peut-on poser les mêmes questions sur l’utilisation de forces aériennes dans les conflits contemporains – groupes rebelles, gouvernement légal réduit à une portion de territoire de l’État, la Russie vs les Occidentaux, bellum omnium contra omnes, la guerre de tous contre tous – afin de sauvegarder le rapport des forces dans l’après conflit ?
S’agissant de la fiabilité du récit historique, l’auteur souligne une démarche scientifique intellectuellement honnête – un autre phénomène propre à l’historiographie serbe – mais encore influencée par les écrits des « historiens » communistes et leurs anciens élèves (on peut ajouter qu’il en est de même en Croatie, en Slovénie, etc.), et des soi-disant historiens de l’université d’Europe centrale (Central European University) de Budapest fondée en 1991 par George Soros.
En critiquant, à juste titre, les autres historiens, il nous semble toutefois que l’auteur manque parfois d’esprit autocritique. Il souligne que toutes les archives anglaises ne sont pas encore ouvertes, mais n’utilise quant à lui que les archives militaires de l’Institut d’histoire militaire de l’Armée (Vojno Istorijski Institut). Cependant, il y a d’autres instituts historiques à Belgrade, aussi riches que celui de l’Armée, mais nous ignorons si Miloslav Samardjic a eu recours à leurs archives. Il est très probable enfin que celles de la police politique titiste soient encore fermées aux chercheurs.
L’objectif poursuivi par l’auteur en publiant ce livre est clairement formulé dans la préface de l’édition en français : « Le but de cet ouvrage est de déterminer les raisons pour lesquelles plus de Belgradois ont péri sous les bombes alliées en 1944 que sous les bombes allemandes en 1941 » (on y reviendra). Il nous semble que l’auteur veut faire implicitement l’apologie de mouvements tchetniks, celui de 1941 comme celui de 1991. Il ne mentionne nulle part les crimes de Tchetniks en Bosnie, en Croatie, en Vojvodina et au Monténégro.
L’ouvrage comporte une préface, un avant-propos, douze chapitres, une annexe composée de deux dossiers et d’un ensemble de photos exclusives. Le premier dossier présente le bombardement de camps de prisonnières d’Osnabrück où sont morts des officiers serbes (probablement) faits prisonniers par les Allemands en 1941. Le second se penche sur le bombardement de la ville de Zadar, aujourd’hui ville croate mais jadis sous contrôle italien. Ensuite, on trouve deux cartes géographiques difficilement lisibles et peu compréhensibles pour les non-avertis. La biographie de l’auteur apparaît en fin d’ouvrage ainsi que les références qui proviennent de sources directes et indirectes.
Le livre est consacré en réalité aux bombardements de Belgrade, Nish et Leskovac en Serbie, de Nikshic et Podgorica au Monténégro, ainsi qu’à celui de Zadar en Croatie. Pour l’auteur, la question primordiale est de savoir pourquoi, selon lui, tout le monde s’acharne contre les Serbes alors que les Croates, Bulgares et autres « collabos » sont moins mal traités. Pour essayer de répondre à ces interrogations, l’auteur consacre plusieurs chapitres (3, 4, 5, 8, 9 et 10) aux réactions du gouvernement yougoslave en exil (chapitre 3) et aux documents communistes, britanniques, allemands qui donnent leurs propres versions des bombardements.
Le chapitre 7 intitulé « L’Opération Ratweek » présente la lecture politique des bombardements alliés, vue par l’auteur. L’Opération Ratweek de 1944 est le nom de code donné aux bombardements anglais du territoire du Royaume de Yougoslavie par la Balkan Air Force. D’abord la thèse « communiste officielle » : le but de l’opération est la destruction des voies de communications dans le territoire occupé par les Allemands. Miloslav Samardjic donne ensuite une autre explication : les Anglais et Tito se sont mis d’accord pour détruire le territoire sous le contrôle des Tchetniks afin de « bolcheviser » la Serbie (p. 84). Ainsi, les infrastructures utilisées par les Allemands restent indemnes et la Wehrmacht ne subit pas trop de pertes.
Les chapitres 7 et 11 doivent être lus ensemble. Les Alliés considéraient que l’URSS allait être l’ennemi d’après-guerre, mais Churchill, sous l’influence de Fitzroy Maclean, a été plutôt favorable à Tito. D’où les bombardements sur les positions des Tchetniks et les pressions sur le Roi à Londres, afin de délégitimer Mihailovic. Pour contrer les Soviétiques et les communistes en Grèce, il fallait donc utiliser… les Allemands.
Aussi, Churchill laisse passer les Allemands afin qu’ils fassent barrage aux Soviétiques sur le front de Srième (Vojvodina/Hongrie). Staline ne réagit pas, car si Tito marche à l’encontre du maréchal Tolboukhine, il n’attaque pas les Allemands sur la ligne « gothique » (Italie), bloquant ainsi les Alliés le plus longtemps possible en Italie. Tito entre à Belgrade grâce à Tolboukhine (octobre 1944). Sur l’ordre du Roi Pierre II (sans expérience) les Tchetniks se mettent sous les ordres de Tito.
En peu de temps Tito et les Soviétiques pacifient la Serbie. En réalité, selon Miloslav Samardjic, entre avril 1941 et l’arrivée des « libérateurs » à l’automne 1944, la ville de Belgrade vivait relativement tranquillement (l’auteur reste silencieux sur les crimes atroces commis par les « libérateurs » afin de pacifier la Serbie, la Slovénie et la Croatie). Après cette « pacification », les unités de partisans se dirigent vers l’ouest et arrivent à Trieste avant les Anglais.
L’auteur n’explique pas clairement les jeux politiques entre les Alliés et les Soviétiques ; entre les communistes et les Allemands ; entre le gouvernement en exil et Mihajlovic ; ni le rôle de Nedic (chef de la Serbie au service de l’Allemagne). Les bombardements ne sont qu’un aspect militaire des enjeux politiques sous-tendus par des plans pour l’après-guerre. Un point important est furtivement mentionné : la visite du colonel Donovan à Belgrade en janvier 1941 (on sait qu’en même temps Morgenthau s’est rendu à Moscou).
Mais à la fin du livre le lecteur ne sait toujours pas pourquoi « plus de Belgradois ont péri sous les bombes alliées que sous les bombes allemandes » ! Il nous semble simplement qu’en 1941, les Allemands ayant écrasé la Yougoslavie en quelques semaines, la Serbie fut alors occupée, ce qui mit provisoirement fin aux hostilités dans la région. Mais la guerre des Alliés contre les Allemands perdurant, la Serbie ayant contribué à l’effort militaire allemand fut à ce titre bombardée.
On a l’impression que le livre a été écrit uniquement pour les lecteurs serbes ayant des connaissances de l’histoire et une certaine vision de la politique actuelle, qui présente les Serbes comme des victimes mondiales, y compris de l’Otan. En tout état de cause, cet ouvrage laisse percevoir de nombreuses zones d’ombre, qui pourraient utilement inspirer d’autres chercheurs pour explorer cette période complexe et encore mal connue.