Au moment où des bruits de bottes se font à nouveau entendre dans le golfe Arabo-Persique et où la désinformation bat son plein, il est indispensable de chercher à mieux comprendre et à décrypter les vrais ressorts des situations que nous vivons et pour cela ne pas être victime du narratif fabriqué par les organismes officiels et complaisamment repris par des médias qui, bien souvent, ne sont désormais plus que des diffuseurs de fausses nouvelles. Résister à la manipulation de l’information, qui a certes toujours existé, mais qui est plus menaçante que jamais ; en d’autres termes, chercher à découvrir le « dessous des cartes » sans évidemment tomber dans le piège du « complotisme ».
Au-delà de la recherche d’une vérité difficile à saisir, cette quête a pour objet non seulement de mieux lire la nature de ces événements, mais aussi de mieux identifier les vraies menaces qui pèsent sur nos sociétés afin de ne pas se tromper d’ennemi.
Ce livre est de ceux qui, justement, cherchent à apporter un éclairage nouveau à l’analyse et à la compréhension de la scène géostratégique actuelle. Son champ d’observation est la guerre en Syrie, qui occupe depuis plus de huit ans l’actualité des questions de sécurité internationale. Il montre en effet que ce conflit, circonscrit aux limites d’un petit pays, est le creuset d’un affrontement qui oppose toutes les grandes puissances mondiales, et dans lequel se dessinent les lignes de fracture et les mouvements stratégiques d’un monde qui se déchire sous nos yeux. Dans cette situation, il faut rester lucide et tracer une voie qui ne nous conduit pas à des erreurs diplomatiques et militaires dont les conséquences pourraient être dramatiques.
Or, nous y sommes, en plein chaos, et ce livre montre que les choix de la France et de ses alliés pendant la guerre en Syrie – certes justifiés par l’objectif de renverser un dictateur – n’en furent pas moins désastreux. Alors que le conflit au Yémen et l’escalade guerrière dans la mer d’Oman font monter dangereusement la tension internationale, la France risque de se retrouver entraînée dans des conflits qui ne sont pas les siens et dans un camp qui ne l’est pas non plus – à l’instar de son implication clandestine dans la guerre en Syrie à partir de 2012.
Durant cette opération, baptisée Timber Sycamore par la CIA, les services spéciaux d’une quinzaine de nations se sont coalisés pour tenter de renverser Bachar el-Assad, sans finalement y parvenir. Dans son livre, l’auteur met en lumière la complexité de ce conflit. Il dénonce d’abord le terrorisme d’État pratiqué non seulement par le régime syrien et ses soutiens, mais aussi par les pétromonarchies du Golfe, les États-Unis et leurs alliés, dont la France, qui ont appuyé pendant plusieurs années une nébuleuse de milices anti-Assad pas aussi « modérées » que les médias ne nous les ont décrites jusqu’à présent.
La thèse que défend l’auteur est celle de la responsabilité des puissances occidentales qui, en soutenant l’Armée syrienne libre (ASL) pour tenter de faire tomber le régime de Bachar el-Assad, ont en fait alimenté la même nébuleuse djihadiste qui finira par attaquer la France en novembre 2015. En effet, comme il le démontre en citant plusieurs éminents spécialistes de la Syrie, les rebelles de l’ASL ont combattu main dans la main avec le futur État islamique entre 2012 et l’hiver 2013-2014, s’alliant ensuite avec les djihadistes du Front al-Nosra pour combattre à la fois Daech et le gouvernement syrien.
De fait, dans la première phase du conflit, soit entre 2011 et 2015, les Occidentaux et leurs alliés de circonstances, des pétromonarchies, à la Turquie et Israël ont d’abord cherché à renverser le régime syrien avant de s’attaquer à l’État islamique. L’auteur rappelle alors que, durant l’été 2015, le Pentagone, la CIA, le Département d’État américain et l’armée de l’air israélienne anticipaient la prise imminente de Damas par Daech – un scénario qui, de l’aveu-même de John Kerry, fut évité par l’intervention russe lancée en septembre 2015.
Selon l’auteur, l’alibi des « rebelles modérés » mis en avant par les gouvernements et les médias occidentaux a permis de dissimuler le fait que les puissances de l’Otan ont en réalité soutenu les opérations de la nébuleuse djihadiste anti-Assad. En effet, dès les premiers stades du conflit syrien, l’ASL soutenue par les Occidentaux noua des liens étroits avec le Front al-Nosra qui, à l’origine, est une émanation de l’État islamique d’Irak – donc du futur Daech. Comme l’explique l’auteur, ce processus a favorisé la montée en puissance et l’implantation de l’État islamique dans plusieurs régions stratégiques de la Syrie.
Entamé dès l’automne 2011, ce soutien à l’opposition anti-Assad s’est matérialisé par une opération plus ou moins secrète, qui fut approuvée par un Barack Obama réticent car bien conscient du fondamentalisme d’une proportion importante de la rébellion. Cette campagne sera officiellement déclenchée au printemps 2013, mais l’auteur nous rappelle que ses débuts remontent en fait à octobre 2011. Citant le Washington Post, il souligne qu’elle deviendra progressivement « l’une des plus vastes opérations clandestines de la CIA ». Ayant des points communs avec l’opération Cyclone de la CIA dans l’Afghanistan des années 1980, du temps de l’occupation soviétique de ce pays, cette campagne a consisté à instrumentaliser le djihad pour renverser le gouvernement syrien. Mais comme en Afghanistan, ce pacte faustien sera lourd de conséquences, et pas seulement en Syrie.
Étroitement lié à la thèse précédente, le deuxième thème de ce livre est celui de la collusion, et plus encore de la dépendance de la CIA vis-à-vis de l’Arabie saoudite en termes de financements, ce qui a conduit à une dépendance politique et stratégique dont nous voyons les résultats aujourd’hui et dans laquelle la France, plus ou moins volontairement, est maintenant imbriquée.
Durant les années 1980, afin d’échapper au contrôle du Sénat, la CIA avait fait appel au royaume saoudien pour financer ses opérations clandestines en Amérique latine. Dans le cadre de son opération de soutien à l’opposition anti-Assad, la CIA a massivement délégué l’appui des réseaux djihadistes à ses partenaires turcs, qataris, et surtout saoudiens. Or, ce qui caractérise le conflit syrien est l’enchevêtrement des enjeux stratégiques. Derrière la guerre secrète visant à renverser Assad, les États-Unis, leurs alliés occidentaux, les pétromonarchies, la Turquie et Israël ont souvent eu des motivations différentes – dont le dessein turc d’éliminer les Kurdes, la volonté américaine de contrer l’influence russe en Syrie, et surtout la lutte des sunnites du Golfe et des Israéliens contre les chiites pro-iraniens. Cet alignement des Américains et de leurs alliés occidentaux sur le pays qui se veut le leader des sunnites entraîna une inavouable coresponsabilité des puissances de l’Otan dans l’essor de la nébuleuse djihadiste au Levant. Il induit également le fait que ces puissances, France incluse, sont enrôlées sous la bannière saoudienne dans son combat contre l’Iran et la constitution d’un « arc chiite », pour l’instant au Yémen, dans la mer d’Oman et, demain peut-être, dans un conflit plus large impliquant tous ceux qui se sont engagés dans la guerre en Syrie.
À partir de l’intervention des Russes dans ce conflit, les États-Unis se sont rendu compte qu’une victoire de l’État islamique – que les services américains et israéliens considéraient comme imminente à l’été 2015 – serait une victoire à la Pyrrhus. Il fallait donc changer leur objectif et faire de leur priorité stratégique la destruction de l’État islamique. En juillet 2017, Donald Trump décida d’abandonner la campagne Timber Sycamore de la CIA après avoir intensifié l’opération Inherent Resolve du Pentagone et de ses alliés contre Daech – ce qui eut notamment comme conséquence une véritable « guerre d’anéantissement » à Raqqa, selon les termes du secrétaire à la Défense James Mattis.
Plus largement, l’auteur dénonce l’influence excessive de la CIA à Washington et sa collusion historique avec Wall Street, tout en soulignant la pertinence du concept d’« État profond » pour décrire le gigantesque système qui relie l’Agence et le complexe militaro-industriel américain, et qui entraîne les États-Unis dans des guerres destructrices. Il lance également une réflexion sur la raison d’État et sur la perspective kantienne d’un nécessaire équilibre avec l’État de droit. En effet, il estime que le soutien clandestin de nos ennemis djihadistes par les puissances occidentales tend à démontrer que nos dirigeants et leurs alliés ne s’imposent plus de limites.
Plusieurs lecteurs contesteront sans doute sa thèse selon laquelle l’instrumentalisation de l’État islamique a été voulue par la coalition anti-Assad au risque que, au titre de la « fongibilité » de l’aide en armes et en espèces, celle-ci puisse financer et permettre des attentats en Europe. Quoi qu’il en soit, il est de notoriété publique qu’une grande partie de cette aide – qu’elle soit directe ou indirecte – est tombée entre les mains des djihadistes. Il est également avéré que les Occidentaux, en privilégiant le renversement du leader syrien pendant plusieurs années, ont consciemment pris le risque de renforcer le noyau dur islamiste dès l’automne 2012.
L’auteur n’occulte pas les massacres perpétrés par le régime syrien, et il n’exonère pas son leader et ses alliés de leur responsabilité pour leurs différents crimes. Néanmoins, en citant les conclusions de plusieurs spécialistes de la Syrie et du Moyen-Orient, il réfute la théorie largement répandue selon laquelle Bachar el-Assad aurait créé Daech sans le combattre ensuite – tout en soulignant son rôle indéniable dans l’essor de l’islamisme au Moyen-Orient, en particulier après l’invasion de l’Irak par les États-Unis et leurs alliés en 2003.
Cependant, sa dénonciation du rôle des puissances sunnites dans leur soutien à l’État islamique est un peu trop monolithique, en particulier car la rivalité entre l’Arabie saoudite et le Qatar n’est pas suffisamment abordée.
Afin d’éviter d’être taxé de « complotisme », ce livre contient un appareil de notes et de références très conséquent qui lui donne un intérêt évident pour une réflexion critique sur la position de la France et de ses alliés de l’Otan au Moyen-Orient. À noter également que, pour confirmer ses principaux arguments, l’auteur a pris la peine d’interroger des experts réputés et d’anciens responsables politiques occidentaux, dont l’ambassadeur d’Obama pour la Syrie Robert S. Ford – qui confirme à l’auteur que l’ASL a longtemps combattu aux côtés du Front al-Nosra.
Si la lutte contre le terrorisme justifie pleinement la coopération de notre appareil sécuritaire avec les services de nos alliés occidentaux et moyen-orientaux, elle ne doit pas conduire à la perte de notre autonomie stratégique. Le combat des États-Unis et de l’Arabie saoudite contre l’Iran n’est pas le nôtre. Que ce soit dans le cadre de l’Otan ou dans la volonté de satisfaire nos intérêts économiques, nous ne devons pas nous laisser entraîner dans des conflits qui nous sont imposés. C’est l’une des grandes leçons que nous a léguées le Général de Gaulle.
En conclusion, La guerre de l’ombre en Syrie est un livre provocant qui doit certes faire l’objet d’une lecture critique, mais qui présente le grand intérêt de nous inviter à nous méfier des narrations trop simplistes de nos médias et de nos dirigeants.