Depuis 1970, la Syrie est associée à la famille Assad. D’abord façonnée par Hafez el-Assad jusqu’à son décès en 2000, incarnée depuis lors par son fils Bachar, qui ne devait pas lui succéder, la Syrie est au centre de l’actualité internationale depuis le début de la rébellion contre le régime en 2011, dans le prolongement des « Printemps arabes » en Égypte et en Tunisie, entre autres. La survie du pouvoir alaouite est devenue l’objet d’une rivalité entre, d’une part les Occidentaux (États-Unis, Grande-Bretagne, France), Israël et l’Arabie saoudite et, d’autre part l’axe russo-iranien, qui a finalement permis au régime syrien de reprendre l’ascendant dans le conflit.
Comment en sommes-nous arrivés là ? C’est l’ambition réussie du livre stimulant de Nicolas Boyer, qui s’attache à décrypter les forces et les faiblesses du régime des Assad à la lumière de l’histoire et de la sociologie de la Syrie. Il rappelle que la révolte contre le pouvoir alaouite éclate en mars 2011 à Deraa. En 2013, les insurgés contrôlent les villes secondaires. La Syrie semble connaître un « printemps » qui fait trembler le pouvoir alaouite. Le président Bachar el-Assad paraît fragilisé. Le régime est secoué. Dès 2012, il abandonne le projet de reprendre en main l’ensemble du territoire national et se concentre sur ce que l’auteur nomme la « Syrie utile » (l’axe Deraa-Damas-Homs-Alep-plaine côtière). Il contrôle aujourd’hui 70 % du territoire et, depuis juin 2018, 70 % de la population.
Le soutien de la Russie et de Téhéran fait pencher la balance de son côté, malgré la mobilisation diplomatique et militaire des Américains, des Britanniques et des Français en faveur des rebelles. Ryad ne parvient pas non plus à contrer l’axe russo-iranien. Les insurgés sont vite isolés. « L’absence de relais de la rébellion au sein de l’appareil d’État, contrairement aux révolutions égyptienne et tunisienne, a empêché l’émergence de toute contestation interne. Le régime a gagné car il a su mobiliser ses alliances extérieures tout en s’adaptant aux stratégies de ses ennemis sans aucune restriction morale. » De leur côté, les Kurdes syriens, longtemps oubliés, n’hésitent pas à privilégier leurs intérêts locaux au détriment du renversement d’un régime qui les a pourtant brimés.
Le régime syrien explique les leviers de cette victoire du camp pro-Assad. Il rappelle que la société syrienne est militarisée en raison de la menace d’une attaque israélienne et qu’elle est traversée par des frontières identitaires qui remontent au mandat français. Il analyse la dialectique entre l’idéologie socialiste anti-tribale et le recours à des chefs tribaux à la frontière avec l’Irak. Il se penche en particulier sur les trois centres de gravité qui ont influé sur le dénouement (provisoire) du conflit : la ville de Damas, la communauté alaouite, les alliances avec la Russie et l’Iran. La victoire a été possible en raison de l’implication variable de l’exécutif, des forces gouvernementales, des milices, des appuis militaires et logistiques des Russes et des Iraniens : pour les premiers, l’armée de terre, l’armée de l’air, la police militaire et des sociétés de sécurité privées concourent à renforcer le régime de Damas face à l’insurrection ; pour les seconds, les Gardiens de la Révolution et les quelque 3 000 soldats du Hezbollah dans la zone syro-libanaise freinent la marge de manœuvre des insurgés.
Le régime syrien a gagné – et les Occidentaux ont reculé face à la détermination du Kremlin et à la connaissance du terrain et des acteurs démontrée par les Iraniens. « La fin des programmes d’entraînement des rebelles financés par l’Arabie saoudite et les États-Unis en 2017 symbolise cette victoire militaire et politique du régime », résume Nicolas Boyer. C’est d’autant plus notable que la politique d’intervention d’États initialement impliqués dans le conflit en Syrie se tourne prioritairement contre l’Iran et Daech. La realpolitik a convaincu les uns et les autres qu’il faut désormais composer avec le régime de Bachar el-Assad, après avoir déclaré qu’il devait être renversé à n’importe quel prix.
L’auteur insiste enfin sur la férocité des méthodes employées par Damas pour mater la révolte, éradiquer le camp ennemi, effrayer les indécis, fût-ce au prix de lourdes pertes en vies civiles. « Dans cette lutte pour la survie, le nombre de victimes importe peu. Dans l’esprit du pouvoir, plus la répression est importante, plus les velléités de révolte future seront faibles. La fuite de millions de sunnites et des opposants les plus farouches est ainsi une aubaine pour le régime », explique l’auteur. Le régime syrien, fortement identifié à la communauté alaouite, a conscience que sa défaite politique et militaire entraînerait sa disparition physique.
Cette seule donnée explique la ténacité que le régime syrien continue de manifester dans l’adversité géopolitique régionale. Le livre de Nicolas Boyer nous explique brillamment pourquoi et comment il y parvient.