Andrei Martyanov a servi comme officier dans la marine soviétique, avant d’immigrer aux États-Unis dans les années 1990 et d’y travailler comme ingénieur dans le domaine des armements. Il nous explique dans cet ouvrage pourquoi « l’hégémonie autoproclamée des États-Unis dans le champ militaire est terminée ». Sa démonstration se fait à plusieurs niveaux.
La puissance militaire repose en premier lieu sur la force de l’économie réelle, or les indices économiques américains d’aujourd’hui nous décrivent une « économie fictive » qui masquerait le déclin réel de la puissance américaine. Pour Martyanov en effet, la puissance américaine serait « surfaite ». Il en résulterait que « les politiciens américains appuieraient leurs décisions sur des menaces largement exagérées et compteraient pour les traiter sur des forces militaires surévaluées ».
L’auteur pointe ensuite du doigt la « décrépitude intellectuelle des élites américaines » due à la mauvaise qualité de leur système éducatif. La plupart des « experts » américains dans le domaine de la stratégie n’auraient en outre jamais porté l’uniforme. Et, il y a longtemps que les Américains n’ont pas subi de guerre sur leur sol. Ainsi, les stratégies américaines échoueraient parce qu’elles seraient « mal formulées, et ce par les mauvaises personnes », et ne seraient « pas cohérentes avec les capacités militaires réelles des États-Unis ». Toutes les interventions américaines de ces dernières décennies se concluent effectivement, souligne l’auteur, par des désastres militaires et humanitaires. Suit une critique des sociétés multiculturelles qui « fonctionnent mal, si tant est qu’elles fonctionnent du tout », avec le constat que les États-Unis subissent actuellement « une phase de balkanisation relativement non violente et subiront finalement le sort de l’URSS ».
Finalement, « on peut se demander s’il reste encore quelque chose de la diplomatie américaine », se demande Martyanov. Pour lui, « cette diplomatie résiduelle ne continue à exister que pour deux raisons : organiser des changements de régime en renversant les gouvernements opposés aux États-Unis, et dicter des ordres aux gouvernements qui ne peuvent résister aux diktats américains ».
Martyanov oppose à cette puissance américaine « surfaite » une puissance russe qui retrouverait confiance en elle. Puissance fondée sur la cohésion de la population, marquée par le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale : C’est précisément « ce traumatisme qui a marqué, et continue de marquer, la réflexion stratégique russe, qu’elle soit militaire ou même civile, avec une attitude de : "Plus jamais ça !" ».
Le complexe militaro-industriel russe a ainsi survécu à la fin de la guerre froide et à l’effondrement économique des années 1990, ce qui a permis de se lancer dans le développement de nouvelles armes stratégiques dès la décision prise par George W. Bush en 2001 de se retirer du traité ABM. Dans son discours du 1er mars 2018, Vladimir Poutine révélera ainsi l’existence de six de ces nouvelles armes, dont le missile balistique RS-28 à très longue portée Sarmat et le missile air-sol hypersonique (Mach 10) Kinjal (« Dague »). Ces deux vecteurs, qui peuvent porter des moyens nucléaires, ne sauraient, selon Martyanov, être interceptés avec les moyens actuels. En particulier, le « déni d’accès » que permettront les missiles hypersoniques russes empêchera les interventions américaines et fera s’écrouler les dernières illusions des États-Unis. Martyanov annonce également la fin prochaine de la furtivité et donc de la supériorité technologique américaine dans le domaine aérien. Le radar Irbil du Su-35 pourrait ainsi détecter un F-35 à 100 km.
Ainsi, pour Martyanov, « à moins d’un échange nucléaire, les États-Unis ne peuvent défaire dans une guerre conventionnelle la Russie ou la Chine dans leurs voisinages géographiques immédiats ».
Si l’on fait le point, Martyanov procède dans ce livre à une analyse sans concession des vulnérabilités américaines (incompétence des élites, inculture historique des décideurs, multiculturalisme de la société…), même si l’on peut regretter cette désagréable habitude, répandue chez beaucoup de ses compatriotes, de tout ramener à la « Grande Guerre patriotique » et cette incapacité de se départir d’une certaine vantardise (cf. la Russie est « le seul pays dans le monde qui peut défaire les États-Unis militairement dans une guerre conventionnelle » ; « le corps politique américain reste parfaitement ignorant de l’histoire et des schémas de pensée de la vaste majorité de la population du seul pays au monde qui possède la capacité de détruire les États-Unis et qui sait intimement ce que la vraie guerre présente, une connaissance que les classes politique et intellectuelle américaines ne possèdent pas »). La dernière partie du livre, consacrée aux nouveaux armements aurait mérité d’être développée plus avant, alors que les cent premières pages, où les conséquences des énormes pertes humaines subies par les Russes pendant la Seconde Guerre mondiale sont déclinées ad nauseam, pourraient être réduites sans que la force du message n’en soit amoindrie. Finalement, cet ouvrage fouillé et argumenté, bien que parfois un peu unilatéral, a le mérite de nous transmettre les perceptions russes d’une rivalité géopolitique devenue prégnante en 2014.