Augusto Pinochet (1915-2006) appartient à la longue lignée des dictateurs sud-américains qui ont longtemps sévi en arrivant et en se maintenant au pouvoir par la violence. Et hélas, ce ne sont ni les généraux Alcazar et Tapioca, chez Tintin, qui peuvent révéler la réalité de ces régimes construits sur l’anticommunisme et le pouvoir personnel. D’où l’intérêt de cette biographie sur Pinochet et qui permet de mieux comprendre à la fois le parcours de cet officier et l’histoire du Chili au cours de la deuxième moitié du XXe siècle.
Il est vrai que l’émotion suscitée par le coup d’État du 11 septembre 1973 et la longue répression qui a suivi, ont longtemps marqué les opinions publiques en particulier européennes, très hostiles au régime. Mais aujourd’hui, du fait du retour à la démocratie au début des années 2000, le temps a relativement effacé cette période, d’où l’utilité de cet ouvrage plutôt équilibré et bien documenté.
Le paradoxe de Pinochet est la relative médiocrité du personnage tout au long de sa vie, son absence de charisme et son manque de culture générale. Et pourtant, il a su arriver au pouvoir suprême par opportunisme et par servilités successives.
Les Pinochet sont originaires du pays de Saint-Malo et le patronyme existe encore dans cette partie de la Bretagne. Toutefois, c’est au XVIIIe siècle qu’un ancêtre du dictateur est arrivé dans cette lointaine contrée appartenant à la commune espagnole, pour y chercher fortune. Les parents du futur dictateur appartiennent à la bourgeoisie. Augusto naît le 25 novembre 1915 à Valparaiso. C’est un garçon peureux et un écolier moyen. Entré à l’Académie militaire en 1933, c’est un cadet discipliné, sans envergure, mais à l’aise dans un milieu très formaté et construit avec une forte influence prussienne. Sa carrière est des plus classiques, sans grands faits majeurs. Son mariage avec la fille d’un sénateur au mauvais caractère et ambitieux s’inscrit dans les normes sociales de l’époque. C’est un mari docile, mais qui aurait eu des relations extraconjugales notamment entre 1956 et 1959 lorsqu’il est affecté à Quito en Équateur. Sa progression est régulière, son appartenance à la franc-maçonnerie ayant sûrement aidée.
Les années 1960 sont marquées par la guerre froide, se répercutant en Amérique du Sud entre les militaires et les guérillas marxistes soutenues par Cuba et l’URSS et dont la figure emblématique a été Che Guevara, abattu le 9 octobre 1967 en Bolivie. Et de fait, les armées de la quasi-totalité du continent sud-américain ont été baignées dans un anticommunisme primaire pur et dur, se traduisant par une lutte antiguérilla et une répression féroce contre les militants d’extrême-gauche, voire de gauche tout simplement. Pinochet s’inscrit dans ce courant tout en étant légitimiste vis-à-vis du pouvoir civil. Ainsi, il est promu général de brigade en 1969. Le 4 septembre 1970, Salvador Allende est élu Président du Chili.
Les relations entre le Président socialiste et le général sont suffisamment bonnes pour que ce dernier devienne chef d’état-major en 1972, puis chef des armées le 23 août 1973. Selon l’auteur, Pinochet se caractérise par son style obséquieux et servile, évitant toute décision pouvant lui porter préjudice.
Et c’est bien ce qui s’est passé lors du putsch du 11 septembre 1973 qui voit, d’une part la mort de Salvador Allende, lui conférant une auréole de martyr et d’autre part l’arrivée au pouvoir du général sans qu’il ait été très menant lors de l’attaque du palais de la Moneda. La condamnation internationale est quasi unanime, y compris aux États-Unis, même si Nixon, Kissinger et la CIA se satisfaisaient de l’élimination de la menace marxiste qui pouvait peser sur le Chili.
Et de fait, Pinochet, à cinquante-huit ans, va se muer en dictateur et assumer une violence impitoyable à l’égard des opposants avec environ 40 000 victimes, traquées par la DINA, le service secret du régime. Paradoxalement, sur le plan économique, le gouvernement chilien a eu une approche libérale, fortement inspirée par l’École de Chicago et ses Chicago Boys dont les résultats ont fait évoluer le pays en permettant sa modernisation économique, même si la crise de 1982 a eu un impact réel.
1982 est d’ailleurs une année clef avec la guerre des Malouines. En effet, il y a toujours eu un contentieux entre le Chili et l’Argentine, malgré la similitude des régimes militaires. Habilement, Pinochet s’est rangé du côté de Londres, obtenant de fait un certain soutien de Margaret Thatcher. Toutefois, la forme d’impunité politique du régime, malgré une opposition en exil impuissante, va être mise à mal avec l’arrivée à la Maison-Blanche de Ronald Reagan. Paradoxalement, le Président républicain, très engagé contre l’URSS et le communisme, n’a pas ménagé Pinochet, obligeant celui-ci à lâcher du lest progressivement en vue de rétablir la démocratie.
La contestation contre le régime va s’accentuer avec les dérives de la famille du dictateur selon un processus très courant de corruption généralisée de l’entourage. Le pouvoir apporte plaisir et richesses, d’autant plus que son épouse Lucia Hiriart abuse de sa position de Première dame.
En décembre 1989, il quitte la présidence après des élections démocratiques, mais en ayant pris soin de verrouiller le haut commandement, en restant chef des armées jusqu’en 1998.
Pourtant, ses crimes et ceux de son régime faisaient l’objet de poursuites internationales. Séjournant à Londres à partir de septembre 1998, il est assigné à résidence sous le coup d’un mandat d’arrêt entrepris par le juge espagnol Baltasar Garzon. Après une longue bataille juridique et procédurale, il rentre à Santiago en mars 2000 où les autorités lui demandent alors de faire profil bas. Il meurt ainsi à quatre-vingt-onze ans le 10 décembre 2006, sans avoir été jugé et ayant bénéficié d’une mansuétude des institutions chiliennes.
On peut trouver certaines similitudes avec le général Franco, le caudillo espagnol de 1936 à 1975 : une personnalité terne, entièrement formatée par l’institution militaire et qui se retrouve au pouvoir et l’exerce de façon dictatoriale et sans pitié pour ses opposants. Pinochet a d’ailleurs toujours admiré Franco. Le général chilien a incarné à outrance le symbole des régimes militaires si fréquents en Amérique du Sud, avec leur cortège de violences et de corruption en particulier des entourages directs. On peut diverger avec l’auteur de cette biographie notamment sur le bilan économique. Pinochet – comme Franco en Espagne auparavant avec les technocrates issus de l’Opus Dei – a laissé faire les Chicago Boys – et donc la modernisation du Chili lui doit assez peu au final. Cependant, cet ouvrage est particulièrement riche et intéressant en rappelant une histoire douloureuse pour le Chili, mais aussi en permettant de mieux comprendre une période complexe pour l’Amérique du Sud, trop souvent oubliée, vue du « Vieux Continent ».