En janvier 2018, dans le contexte de crise avec la Corée du Nord, une alerte est déclenchée sur l’île d’Hawaï pour avertir la population d’un missile balistique en approche. Il s’agit en fait d’une fausse alerte : l’apocalypse n’aura pas lieu. Pour Dupuy, on a frôlé la guerre atomique. Mais l’incident est vite oublié : la question nucléaire n’intéresse plus les foules.
Dupuy, polytechnicien et penseur de la catastrophe (Pour un catastrophisme éclairé : quand l’impossible est certain, 2004) cherche à travers son dernier essai, La Guerre qui ne peut pas avoir lieu, à reposer la question de la dissuasion et surtout de sa moralité. Si les références stratégiques et historiques sont nombreuses, c’est ainsi le sous-titre, Essai de métaphysique nucléaire, qui décrit le mieux l’ouvrage.
L’auteur détaille d’abord la naissance du concept qui incarne l’essence de la dissuasion nucléaire : la « destruction mutuelle assurée », MAD en anglais. Les planificateurs américains auraient d’abord misé sur la préemption, destinée à neutraliser l’ennemi avant la première frappe. Préemption complétée par la défense antimissile et pouvant remonter plus ou moins en amont : de la paradoxale et intraduisible « frappe en second en premier » (striking second first) à la frappe préventive. C’est face au double constat du caractère irrémédiable de la « frappe en second » (notamment par les sous-marins) et de l’impossibilité de la défense (les défenses antimissiles n’étant pas efficaces à 100 %) que la dissuasion s’impose finalement sous sa forme la plus absolue qu’est MAD. La signature du traité ABM (1972) consacre la logique MAD : chacun accepte de livrer à l’autre sa population en holocauste. Malgré le retrait américain du traité (2001), cette logique perdure et débouche sur l’équilibre de la terreur, qu’on espère stable et qu’on hésite à qualifier de paix.
L’auteur analyse ensuite les caractéristiques de cette « structure MAD » qui relève d’une logique à la fois rationnelle et folle. Car ici la raison, basée sur la stratégie et la théorie des jeux, mène à l’irrationnel : 600 millions de morts estimés par les stratèges de la guerre froide. L’auteur souligne un autre paradoxe : au-delà de l’ironie de l’acronyme, MAD se définit négativement par ce qu’elle cherche à éviter. Il pose aussi une question sans réponse pourtant au cœur de la dissuasion : si celle-ci échoue et que la 1re frappe a lieu, la riposte a-t-elle encore un sens ? Enfin, l’auteur avance que l’arme nucléaire a ouvert une nouvelle ère de l’histoire qui ne se refermera pas. Quand bien même tous l’abandonneraient, ce serait pour entrer dans une « dissuasion sans arme », la menace consistant alors à la redévelopper.
Mais c’est la question éthique qui occupe le cœur de l’essai. Or, celle-ci est liée à la question de l’efficacité. En effet, Dupuy distingue morale utilitariste (seule la conséquence importe) et déontologie (on ne peut exclure l’intention). Si MAD est efficace et préserve la paix, la morale utilitariste l’approuvera.
Cependant, pour l’auteur, la question de l’efficacité de la dissuasion n’admet pas de réponse qui fasse l’unanimité. Le degré zéro de la démonstration étant l’argument « MAD est efficace puisqu’il n’y a jamais eu de guerre nucléaire » qui d’un point de vue logique ne prouve rien. En théorie des jeux, MAD se rapproche du jeu de la poule mouillée : deux voitures foncent l’une vers l’autre, celle qui dévie est la poule mouillée. C’est une structure d’auto-dissuasion sous peine de forte pénalité mutuelle. Or, ce problème est ouvert : il n’admet pas de stratégie gagnante. Mais surtout, pour Dupuy, il n’est pas d’argument en faveur de la dissuasion qui ne puisse être retourné, et au bout de chaque raisonnement un sophisme ou un paradoxe. En effet, ce qui fait la force de MAD constitue aussi sa faiblesse : la capacité de destruction est telle que la mise à exécution paraît peu crédible.
Concernant la morale, quand bien même l’utilitarisme validerait MAD, la déontologie ne peut que la condamner car l’intention (tuer des millions d’innocents) est manifestement mauvaise. C’est le « paradoxe moral » de MAD. Certains cherchent à y échapper en prétextant que la « méta-intention » pacifique de MAD annule l’intention première, ou en insistant sur la « menace existentielle » que fait peser l’arsenal indépendamment de toute intention. Toutefois, aucune de ces explications ne satisfait l’auteur qui propose une démonstration faisant appel à la métaphysique et la logique formelle pour conclure au caractère immoral de la dissuasion.
Au bilan, l’approche très théorique du problème est difficile à suivre et implique quelques approximations en réduisant la dissuasion à la « structure MAD » étudiée comme une expérience de pensée. Si l’essai de Dupuy ne nous convaincra pas d’abandonner l’arme nucléaire, il a le mérite d’exposer les grandes lignes de la réflexion éthique sur la question, ses références étant surtout américaines.