« Le fait que, dès la fin du XVe siècle, le premier manant venu puisse, facilement et à moindre risque, occire un chevalier surentraîné et bardé d’acier a fondamentalement modifié non seulement l’art de la guerre, mais aussi l’ensemble des rapports sociaux. » L’apparition de l’arme à feu est ainsi à l’origine d’une double révolution : une révolution tactique et une révolution morale. Elle pose aussi une question d’ordre médical : « Comment quelques grammes de plomb propulsés par quelques grammes de poudre peuvent-ils avoir raison, à distance, du plus robuste des soudards ? Pourquoi le même projectile peut tuer l’un et épargner l’autre ? » La question des pertes par armes à feu repose en effet sur les interactions entre trois paramètres qui interfèrent les uns avec les autres : le projectile, la portée des armes, les dispositions tactiques mises en œuvre.
La Chair et le plomb est à cet égard un livre unique. Issu d’une thèse de doctorat en médecine, la curiosité scientifique de son auteur en a fait à la fois une histoire des armes à feu, une histoire de la tactique et une histoire de la chirurgie de guerre, croisant ainsi données historiques, comptes rendus médico-légaux et expérimentations. Vincent Laforge, est en effet docteur en médecine et en histoire, praticien hospitalier au Samu de Marseille, réserviste à la BSPP (sa compétence dans ce domaine le conduit à être l’expert balistique désigné lors des décès par arme à feu dans la cité phocéenne). Son propos est ici d’étudier « l’évolution des traumatismes par projectiles d’armes à feu » à travers une recherche sur le temps long, sur plus de sept siècles, qui va des balles sphériques (1346-1841) aux balles « de petit calibre à haute vélocité » (1965 à aujourd’hui), en passant par les balles cylindro-coniques (1841-1866), comme la balle Minié, et les balles dites « pointues » (1905-1965). L’inflation des calibres au XIXe siècle, laisse songeur. Alors que le canon à balles modèle 1866 (souvent appelé mitrailleuse de Reffye) tirait déjà des balles de 13 mm et pesait 879 kg, la mitrailleuse Gatling achetée par le gouvernement de la défense nationale en 1870 tirait des projectiles d’un pouce de diamètre soit 25,4 mm !
Ce livre nous permet aussi de redécouvrir chemin faisant l’œuvre des grands praticiens de la chirurgie de combat, d’Ambroise Parré au baron Larrey, en passant par Léonard Tassin. Il nous confirme que jusqu’à la découverte des antibiotiques, la cause majeure des décès secondaires était l’infection, dont la meilleure prévention était l’extraction des corps étrangers qui, entraînés par la balle, avaient pénétré dans la plaie.
La conclusion du docteur Laforge peut surprendre. Il démontre en effet que les blessures provoquées n’ont pas connu de réelles mutations au cours des siècles. L’une de ses découvertes est en effet que « la gravité des plaies a finalement peu évolué au cours du temps alors que le volume et la puissance de feu ont considérablement progressé ». Ainsi, le projectile d’arquebuse « n’est pas, appliqué à un blessé donné, plus ou moins vulnérant que la balle de Kalachnikov ».
En s’appuyant sur les résultats de tir expérimentaux qu’il a effectué en laboratoire, il met notamment un terme définitif aux débats relatifs à la balistique lésionnelle en fonction des calibres des balles. Il montre ainsi que les balles dites « humanitaires » de 5,56 mm peuvent faire autant de dégâts que les projectiles antérieurs de 11 mm. Et même parfois plus. La balle OTAN M193 de 5,56 mm de par sa facilité à se fragmenter, contreviendrait ainsi à la Convention de La Haye qui interdit « les balles qui s’épanouissent ou s’aplatissent facilement dans le corps humain », alors que les balles soviétiques, si elles basculent, ne se fragmentent pas. Pour tenter de masquer ce problème, un certain nombre d’études officielles occidentales accréditèrent alors l’existence d’une « mystérieuse onde de choc liée à la "haute vitesse" du projectile, (onde qui serait) responsable de lésions délabrantes… », rejoignant ainsi la croyance des auteurs anciens dans les effets du « vent du boulet », théorie dont l’inanité avait déjà été démontrée expérimentalement par Larrey.
Il faut parfois avoir le cœur bien accroché – ou l’âme médicale – pour lire certaines descriptions ou étudier certaines figures ou photographies du livre. Sous ces réserves, l’ouvrage est d’une lecture tout à fait passionnante. On y apprend notamment que le Lebel a souffert d’une mise au point quelque peu hâtive, dont le principal responsable fut le général Boulanger.