Penser l’événement, c’est-à-dire le réévaluer à bonne distance des modes en le dégageant de la gangue des illusions, est une des lignes de force de la pensée d’Hannah Arendt. C’est cette même exigence arendtienne qu’on retrouve dans l’essai que Cyrille Bret, philosophe et géopolitologue, consacre à l’événement terroriste et à l’« âge de la terreur » qui s’ouvre le 11/9.
Cet essai, comme l’annonce le sous-titre programmatique (Comprendre le terrorisme au XXIe siècle) entend « décrypter les effets de terreur » de dix attentats majeurs survenus depuis, à travers une « une évaluation politique de leur signification collective » (p. 11).
L’ouvrage a plusieurs mérites : le premier, et non des moindres, est de resituer l’attentat terroriste de masse dans son épaisseur à la fois géographique – à travers cette topographie de la violence terroriste contemporaine, urbaine – New York, Mumbai, Madrid, Paris, Nairobi, Tunis s’inscrivant au fond dans une même stratégie des acteurs terroristes d’obtenir un effet médiatique maximal ; et historique, en comparant et reliant dix attentats terroristes majeurs qui ont scandé nos imaginaires et ceux de nos alliés tout au long de ces vingt dernières années (et nous permettant ainsi, Européens, Français, d’opérer un salutaire exercice de décentrement).
Car hormis le 11 septembre, force est de constater que l’opinion publique en France a été bien moins concernée par les attentats pourtant tout aussi sanglants des gares de RER de la banlieue de Madrid en 2006, sur l’île suédoise d’Uttoya et à Oslo en 2011, ou même à Bruxelles en 2016, malgré notre environnement géopolitique proche et familier. Et que dire dès lors des attaques de Nairobi ou de Mumbai, dont la réception (hormis pour les expatriés occidentaux en Inde et au Kenya) nous est bien lointaine ? C’est d’ailleurs l’un des « effets recherchés de la terreur », écrit l’auteur, « [que] d’enfermer une communauté sur elle-même, de la rendre nombriliste » (p. 15).
Le second intérêt est de montrer comment « les crises terroristes ont un triple pouvoir de révélation, de concentration et d’accélération des processus politiques ». Puissance de révélation, l’attentat met à nu des tendances encore mal connues et pourtant décisives, comme l’exposition des sociétés est-africaines au terrorisme, ou l’irruption du conflit cachemiri dans la capitale économique du Shining India, qui met en lumière les fragilités profondes du modèle économique indien des années 2000.
L’attentat a une fonction de condensation et de concentration dans la mesure où « il concentre les tensions et les conflits d’une communauté politique ». Ainsi, la série d’attentats à Bruxelles, le 22 mars 2016, vient raviver les doutes – et les critiques – de la société belge vis-à-vis de son « modèle d’intégration ». Car l’essentiel, c’est bien de « Miner les capacités de résistance morale d’une communauté nationale en la faisant douter d’elle-même. La haine de l’autre qui se manifeste dans le terrorisme se double d’un second danger : la haine de soi. » (p. 152).
L’attentat « précipite les évolutions politiques comme un accélérateur de la vie collective » (p 19). Suite aux attentats de Madrid en 2006, la fragile unité de la classe politique espagnole se fissure, et revient à l’antagonisme droite PPE/gauche PSOE. La prise d’otage de Beslan, et son assaut dramatique par les forces antiterroristes, accélère le virage sécuritaire et autoritaire de Vladimir Poutine. Enfin, les trois attentats de Bruxelles du 22 mars 2016 accentuent le « syndrome de Moellenbek », avec la vague d’autocritique qui secoue le pays alors (Belgian Bashing).
L’attentat terroriste, cette variante du crime de masse spectaculaire, nous rappelle Cyrille Bret, laisse le théâtre des opérations partagé entre trois acteurs : le terroriste, les victimes et le public, voyeur-spectateur de l’attentat, et – in fine – sa véritable cible ultime, car rendant ainsi durable l’effet final mémoriel et psychologique recherché : sidération, vulnérabilité, irruption de la violence de masse dans un quotidien – il faut lire notamment les pages sur l’attentat du musée du Bardo de Tunis en 2015 – qui font se télescoper tourisme et terrorisme, et mettent en évidence l’interaction entre ces deux logiques géopolitiques siamoises, l’attentat cherchant à casser l’attractivité touristique autant qu’il la vampirise.
Mais on aurait tort de réduire le terrorisme aux seuls groupes dhijadistes. C’est là le troisième mérite. Le chapitre sur le bombardement chimique de la ville syrienne de Khan Cheikhoun, le 4 avril 2017, montre l’appropriation par le régime Assad de tactiques terroristes à des fins internes militaires (reprendre l’ascendant vis-à-vis de l’opposition armée) et politiques (intimider les civils) et stratégiques.
Le cas syrien conduit à s’interroger sur la spécificité de l’attentat terroriste par rapport à un crime de guerre ou de droit commun. Et l’auteur de proposer la définition suivante : « Ce qui fait l’attentat, c’est la combinaison entre la motivation politique et la propagation de la terreur par la violence sans limites » (p. 177).
Enfin, l’essai met en évidence à quel point l’attentat, ce marqueur du terrorisme, est en passe de transformer durablement nos cultures politiques. L’attentat est ici un catalyseur de ce que l’auteur appelle la « décivilianisation du politique », ou la brutalisation rampante dans le cas russe (barbarisation serait-on tenté de dire pour le cas syrien) des formes du débat politique.
Ce dernier « effet de terreur » – à retardement pour ainsi dire – du crime de masse spectaculaire, qu’il soit le fait de groupes djihadistes ou de terroristes d’extrême-droite, est d’imposer ou de diffuser l’idée que la violence est un mode d’action somme toute nécessaire, acceptable, voire « normale » donc légitime. La désinhibition de la violence dans le débat électoral américain en est un inquiétant avatar parmi d’autres, tout comme l’utilisation de modes d’action violents, parce que visibles, par les mouvements sociaux ou des activistes radicaux, n’épargnant pas des lieux de mémoire (Arc de triomphe) ou encore l’hystérisation des échanges sur les réseaux sociaux dès qu’un sujet politique est abordé.
Cette banalisation de la terreur à finalité politique n’est bien sûr pas le seul fait de l’attentat, d’autres facteurs endogènes ont toute leur part. Le système poutinien n’a ainsi pas attendu les attentats dans le Caucase pour mettre en place ses fondamentaux. Mais les terroristes contribuent à installer ce climat de violence dans les grammaires politiques locales ; que ce climat soit le produit d’un commando cachemiri, d’un État syrien cannibale ou de djihadistes tchétchènes, ou demain d’un acteur étatique autoritaire aux abois, l’effet sur les sociétés indiennes, syrienne ou russe est comparable. L’auteur attire ici notre attention sur l’étape suivante, à savoir le risque de récupération par des mouvements aux marges de la société civile, comme l’attentat de Christchurch l’a révélé, si nous ne prenons pas garde à cette « socialisation » de la violence terroriste. L’acmé de l’attentat porte en germe le risque d’une déstabilisation interne et externe durable de nos imaginaires et de nos comportements politiques faute d’une pacification vigoureuse de nos démocraties. Telle est une des lignes de fuite de l’ouvrage.
Un essai indispensable, d’actualité et qui hélas ! le restera, pour comprendre non pas l’étiologie du terrorisme, car ce n’est pas l’objet du livre, mais l’éthologie post-mortem, post-attentat de nos sociétés ouvertes confrontées aux effets long terme de cette terreur politique structurée et médiale, phénomène social total à la rencontre de ben Laden et de Baudrillard.