« Neuf mois de belote, six semaines de course à pied » ? L’aphorisme de Céline, cynique autant que caricatural, sur la campagne de 1939-1940 est bien connu. Cet ouvrage vise à contredire cette « vérité », dans le sillage de l’historiographie du quatre-vingtième anniversaire de cette campagne malheureuse pour les armées françaises, qui tend à réhabiliter le combattant de 1940, dont on sait combien il avait été méprisé par ses anciens de la Grande Guerre au sein du monde combattant.
Bâti comme un récit historique, un album et un recueil de témoignage, cet ouvrage cumule les qualités de ces trois formes éditoriales.
L’iconographie est remarquablement choisie. Les photos sont toutes inédites et parlantes. L’auteur ne s’est pas autocensuré dans le choix de ses illustrations, puisque l’une d’elles montre trois tirailleurs sénégalais passés par les armes le long d’un mur par une unité de la Wehrmacht, et dont les corps ont été abandonnés sur place.
Quant aux cartes, elles sont claires et explicites et s’adaptent parfaitement au texte.
S’agissant du récit, il est clair, évidemment chronologique, et rappelle, en les contextualisant, les différents engagements dont l’armée française n’a pas eu à rougir, bien au contraire. Le texte est précis et ne se perd pas en détails. C’est le coup d’arrêt porté temporaire par le Corps de cavalerie à Hannut à un corps blindé allemand. Mais l’auteur ne masque pas l’étendue des pertes françaises, notamment en chars, ce qui impose un ordre de repli vers Gembloux où, à nouveau, la progression d’un corps d’armée allemand est stoppée. L’encerclement des armées franco-britanniques du Nord, le Groupe d’armées Billotte, est bien rendu. L’encerclement des armées du Nord demeure muet sur l’incapacité du commandement français à manœuvrer des divisions cuirassées, dont deux sont totalement détruites (la 1re DCR par panne sèche et la 2e DCR s’est trouvée tronçonnée, les rames routières n’ayant jamais pu rallier les gares de destination des rames ferrées transportant les engins chenillés). S’agissant de l’offensive allemande dans les Ardennes, l’auteur insiste sur l’absence de coordination entre Français et Belges, sur le territoire belge, avant la Meuse. Pour ce qui est des combats à hauteur de la Meuse, la relation de l’engagement du Xe CA du général Grandsard occulte un peu les paniques (Bulson), auxquelles l’attaque allemande a donné lieu. Quant à la contre-attaque avortée du XXIeCA depuis la région de Stonne, l’auteur en rejette la responsabilité sur Huntziger, commandant la IIe Armée, alors que Flavigny, commandant le corps d’armée en question (une DCR et une DIM intactes et une DLC usée) s’est montré tellement timoré qu’il n’a jamais donné aucun ordre d’attaque, et qu’il n’a pas non plus déployé ses unités blindées en vue d’un tel mode d’action. Il les a réparties en « bouchons antichars ». Quant à la « bataille de Stonne » qui a suivi, si elle illustre l’acharnement des combats (le village de Stonne a changé dix-sept fois de mains en quatre jours), il n’en demeure pas moins qu’il ne s’agissait pas d’une action sur l’axe d’effort allemand, mais sur sa flanc-garde.
Les combats dans le Nord, qui ont permis le rembarquement du corps expéditionnaire britannique et d’une part non négligeable de combattants français (plus de 100 000) figurent bien évidemment en bonne place dans l’ouvrage, Mais ils ne sauraient occulter le fait que le « miracle de Dunkerque » tient beaucoup au Haltbefehl allemand, l’arrêt sur ordre de la progression de Guderian, bien évoqué par l’auteur, qu’il juge comme étant un arbitrage d’Hitler dans la querelle au sein de son armée entre les anciens (les tenants de la manœuvre classique) et les modernes (la jeune école blindée). Pourquoi pas, mais cette opinion confirme alors que la Blitzkrieg relève bien d’une option stratégique délibérée et n’est pas due aux seuls effets des circonstances, comme l’école de pensée militaire allemande actuelle l’affirme, depuis la publication des écrits du colonel Frieser.
S’agissant des combats du mois de juin, l’auteur explique bien comment, remise du choc moral du mois de mai, rééquipée en partie grâce aux sorties d’usine d’une industrie de guerre qui tourne à plein de ses capacités, l’armée française a fait bonne figure, notamment sur l’Aisne, mais il n’y a pas eu de « miracle de l’Aisne », le rapport de force étant trop défavorable aux Français avec la perte de l’intégralité des armées du Nord du GA Billotte. La rupture du front, suivi du tronçonnage des unités françaises était inévitable. Pour illustrer ces combats sur la coupure de l’Aisne, l’auteur prend comme exemple la 36e DI, non pas division de formation de série « A », c’est-à-dire comportant un fort contingent de noyaux actifs, comme il l’affirme, mais bel et bien division d’active. Le lecteur pourra constater que cette division n’a rien à envier à une autre division d’active, la 14e DI, commandée par un certain général de Lattre de Tassigny. Comme la 14e DI, la 36e a fait des prisonniers et les a conservés durant sa retraite.
Une place particulière doit être faite pour une vraie victoire, la bataille des Alpes. Non seulement les Italiens sont contenus et, en quatre jours de combat, leur offensive complètement enrayée, n’ont pu déboucher de leurs bases de départ, mais, sur l’Isère et le Haut Rhône, les Allemands, en exploitation depuis le Nord Est sont également contenus. Partout, face aux Allemands, les Français sont en position dominante, ce qui donne l’avantage à leurs feux. Menée de front sur la frontière, et à revers sur les coupures du Rhône et de l’Isère, la bataille des Alpes se solde par un magnifique succès défensif.
En dehors de ces faits d’armes bien réels, il ne faut quand même pas occulter le fait que la débâcle fut bel et bien une réalité, à l’image de ce commandant de corps d’armée, dont il vaut mieux ne pas citer le nom, qui commandait un corps d’intervalle dans la ligne Maginot ; il a appliqué à la lettre les dispositions de l’ordre de repli général du 12 juin qui spécifiait qu’il devait s’effectuer « sans souci d’alignement » : en effet, alors qu’il avait encore des unités engagées en Lorraine, au moment de l’armistice, son PC se trouvait déployé (fonctionnait-il ?) en Ardèche !
In fine, la thèse sous-tendue par cet ouvrage selon laquelle l’armée française a joué de malchance, cause de sa défaite, n’est pas tenable. En effet, ce n’est pas sur des faits d’armes relevant du domaine tactique que se juge une campagne. Elle se juge sur les conceptions stratégiques des camps en présence. En ce domaine, il n’y a aucune discussion possible.
La conception « Dyle-Bréda » de Gamelin, combattue par tous ses grands subordonnés, était mauvaise. Au-delà du fait que la doctrine sur laquelle l’armée française était équipée – à savoir, la défensive sur un front continu appuyé par une artillerie puissante et disposant de blindés pour contre-attaquer en cas de percée (d’où leur emploi dispersé) – n’avait rien à voir avec un combat de rencontre au bout d’un mouvement de 200 à 300 kilomètres. En outre, faute majeure, en ayant engagé d’emblée toutes ses réserves dans cette manœuvre initiale, Gamelin ne disposait d’aucun moyen pour réagir en cas de pépin ailleurs sur le front. Il avait perdu sa liberté d’action. Et ce pépin arriva sur la Meuse de Sedan. Dernier avatar stratégique, alors que la ligne Maginot avait été conçue pour gagner des effectifs, l’économie des forces retenue par Gamelin attribuait 37 divisions à Billotte et 36 à Prételat. Où se situait l’effort ? Partout. Donc, nulle part.
Du côté allemand, a contrario, au-delà de tout ce qui a pu être écrit depuis que Frieser, au nom de la politique actuelle de la Bundeswehr visant à discréditer la Wehrmacht, a posé comme axiome que la Blitzkrieg conduite lors de la campagne de France a plus relevé du hasard que de l’idée stratégique préconçue, il n’en demeure pas moins que la conception stratégique de Manstein était bonne. L’effort était porté par le GA Rundstedt par une surprise initiale au débouché des Ardennes, une rupture du front à hauteur de la Meuse entre Sedan et Namur, puis une exploitation dans la foulée vers la Manche. Un exercice des commandeurs, impliqués dans cette manœuvre a eu lieu à l’état-major de l’armée de terre, sous la direction du chef d’état-major, Halder, peu convaincu lui-même de la justesse de cette conception. Non seulement, cet exercice a permis de valider la manœuvre Manstein, mais d’en définir le phasage dans l’espace et dans le temps, trois jours entre la frontière et la Meuse, deux jours pour percer et franchir, huit jours pour exploiter. À cet effet, huit divisions blindées sur dix étaient affectées au GA « A » chargé de l’effort ainsi que l’intégralité des divisions motorisées, réparties entre une « Panzer Gruppe », véritable armée blindée dont elle ne va pas tarder à prendre l’appellation, et un corps blindé autonome.
C’est bien au niveau stratégique que s’est faite la différence. Il est vrai que, même si elle a été vaincue, l’armée française s’est battue convenablement, malgré des défaillances graves. Mais se battre convenablement n’est pas suffisant, même si c’est nécessaire, pour gagner la guerre. Il faut encore que la conception stratégique soit juste.
En outre, l’historiographie de ce quatre-vingtième anniversaire de 1940 donne l’impression de la volonté de réhabiliter le combattant de 40 en occultant que ce fut quand même le plus grave désastre militaire depuis Azincourt. Certes, dans le cas présent, l’auteur consacre son dernier chapitre à ce qu’il appelle la décomposition morale de la nation. En cela, il a raison. En fait 1940 correspond à un effondrement complet du pays, déroute militaire et effondrement moral du pays.
En définitive, voilà un bon ouvrage de la campagne de 1940, mais dont l’analyse tactique – bonne et juste – aurait mérité d’être complétée par une analyse de même niveau des conceptions stratégiques, afin de comprendre pourquoi, en dépit de faits d’armes certains, finalement l’armée française a subi la pire défaite de son histoire.
En matière militaire, la tactique demeure toujours seconde par rapport à la stratégie.