« Qu’est-ce que l’armée française est venue faire dans cette galère ? » Question dérangeante, mais essentielle qui vient de plus en plus souvent à l’esprit lorsque l’on évoque l’intervention française au Mali dans le cadre de l’opération Barkhane, opération de stabilisation qui a pris la suite de l’opération Serval lancée en janvier 2013. Si Serval a été militairement un succès, Barkhane donne le sentiment d’un enlisement sans fin. Depuis son déclenchement, les mouvances djihadistes ont étendu leurs actions à toute la zone sahélienne et les violences intercommunautaires se sont multipliées. On ne reprochera donc pas à Marc-Antoine Pérouse de Monclos, chercheur spécialiste de l’Afrique et des mouvements djihadistes, de poser cette question en des termes si directs dans son dernier ouvrage.
L’auteur défend ici la thèse selon laquelle l’engagement militaire français est inadapté à la résolution d’une crise qui est avant tout politique. Demander à l’armée française de stabiliser la situation politique « relève de l’impossible, car il faudrait alors construire un État au Mali, et pas seulement le reconstruire », effort qui s’étendrait sur plusieurs décennies et est clairement au-dessus de nos moyens. En effet, pour Pérouse de Monclos, « à sa manière, la poussée djihadiste dans le nord du Mali ne constitue jamais qu’un des symptômes les plus visibles de la crise structurelle de l’État dans la région ».
Hélas, en France, nous explique-t-il, la crise du Sahel est systématiquement appréhendée en termes de terrorisme et non d’insurrection, ce qui contribue à fausser les analyses qui en sont faites.
La genèse des Chehab somaliens, de Boko Haram et d’AQMI est selon lui endogène : « Malgré des fantasmes récurrents sur l’existence d’une « Internationale islamique », elles ne sont pas des excroissances d’Al-Qaïda ou de Daech et ne répondent nullement aux ordres d’un hypothétique commandement central qui coordonnerait leurs attaques depuis le sud de la Libye. Leurs allégeances à des mouvements djihadistes globaux sont d’abord opportunistes ».
Ainsi, en dépit de leurs invectives contre « l’impérialisme français », les combattants d’AQMI par exemple n’ont jamais été en mesure de monter des attaques dans l’Hexagone. « On a eu tendance à globaliser la menace [relève Pérouse de Montclos], alors qu’aucun des groupes djihadistes de l’Afrique subsaharienne n’avait jamais commis d’attentat en Europe ou en Amérique, contrairement à Al-Qaïda ou à l’État islamique depuis les territoires de l’Afghanistan, de l’Irak ou de la Syrie ».
La dramatisation du problème a été d’autant plus frappante qu’en pratique les troubles du Mali en 2012 n’affectaient pas directement l’intérêt national de la France. L’une des explications est peut-être que « la France républicaine et laïque a surdéterminé l’importance de l’élément religieux pour comprendre les conflits de la zone ».
Il conviendrait plutôt, pour l’auteur, de revenir sur la façon dont la mauvaise gestion des conflits a provoqué et entretenu des révoltes de type djihadiste. Les défaillances des pouvoirs publics ont, pour lui, joué un rôle essentiel : « La nature a horreur du vide. C’est justement l’absence d’un État régulateur, arbitre impartial des conflits, qui a favorisé l’émergence de groupes djihadistes dans des contextes très différents. » Pérouse de Montclos soutient que les forces de sécurité africaines portent une lourde part de responsabilité dans l’éclosion et le développement de révoltes, notamment dans les régions à majorité musulmane.
Pour lui, « la réponse à la menace djihadiste doit d’abord être politique et sociale, bien plus que militaire. Au Sahel, le défi est encore et toujours de construire l’État ». Et l’armée française dans tout cela ? Son rôle relève véritablement de la mission impossible. Elle ne peut que « colmater les brèches » en attendant une décision politique sans cesse repoussée.
Finalement, la situation au Mali évoque l’image d’un serpent qui se mord la queue : l’intervention de la communauté internationale a contribué à entretenir les violences en exonérant les gouvernements locaux de leurs responsabilités dans la prolongation des hostilités et en renforçant leur refus d’engager des négociations de paix avec les insurgés. La « lutte contre le terrorisme » a contribué à fermer les possibilités de dialogue avec les insurgés et retardé les réformes politiques nécessaires.
L’auteur soutient donc qu’un désengagement de la communauté internationale pourrait, en fin de compte, « se révéler salutaire en poussant les Africains à se prendre en main et en provoquant un sursaut national autour d’États en devenir ». Sera-t-il entendu ? Rien n’est moins sûr. Pérouse de Monclos en est conscient lorsqu’il dénonce « une forme d’autisme de la part de la classe dirigeante » française qui étouffe toute critique…