Le brillant chef d’état-major de Foch pendant la Première Guerre mondiale et le général en chef malheureux de 1940 sont un peu oubliés aujourd’hui. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir suscité en leur temps nombre de controverses. Dès le début de sa carrière militaire, Maxime Weygand (1867-1965) se distingue déjà par un certain non-conformisme. Un peu plus tard, il refusera même de préparer le concours de l’École supérieure de Guerre, ce qui ne l’empêchera pas, d’ailleurs, d’être repéré par Joffre et admis directement au Chem, créé en 1911. En 1914, il se retrouve, simple lieutenant-colonel, à la tête d’un état-major d’armée. Doté d’une capacité de travail exceptionnelle, il formera avec Foch, tout au long de la guerre, un véritable « binôme ». C’est incontestablement l’un des organisateurs de la victoire de 1918.
Ce conflit sera pour lui une source constante de réflexions. Après l’échec de l’offensive d’Artois en mai 1915, il en tire les enseignements et réalise que si l’Allemagne possède une longueur d’avance sur la France c’est que, contrairement à elle, elle a développé son industrie militaire en temps de paix. Cette idée ne le quittera plus, on le verra plus tard dans l’entre-deux-guerres.
En juillet 1920, à la tête d’une mission militaire composée de plusieurs centaines d’officiers français (dont le capitaine de Gaulle), Weygand est le principal artisan de la défense de Varsovie, menacée par l’Armée rouge. Sa mission, qui consiste à encadrer une armée polonaise en déroute, se heurte immédiatement à des obstacles culturels. Il le reconnaît dans une lettre à son épouse : « C’est une lourde tâche car l’armée divisée, mal commandée, est difficile à reprendre. Le travail avec ces messieurs est extrêmement difficile. Ils sont inexacts aux rendez-vous, d’une longueur désespérante dans leurs explications, d’une imprécision exaspérante et d’une versatilité incroyable. Avec cela, ils pensent faire du solide ! » Il estime en outre que Pilsudski, lui-même, le chef de l’armée polonaise, « ne sait pas commander ». Finalement, écrit-il un peu plus tard, « la bataille est gagnée. Dieu en soit loué. Au point de vue artistique, elle sera une jolie bataille... » Pilsudski, jaloux, fera soigneusement épurer les journaux de marche pour en effacer toute référence à Weygand ! À son retour en France, le général subit les foudres des socialistes et sera, sa vie durant, la bête noire du parti communiste à cause du rôle qu’il a joué en Pologne.
Après la victoire de 1918, on assiste en effet à un phénomène assez paradoxal de méfiance des politiques envers l’armée et ses chefs. Weygand inspire ainsi à Painlevé une « irrésistible terreur ». Ce dernier refuse également que Weygand prenne la suite de Lyautey au Maroc et explique : « Weygand a été le chef d’état-major de Foch ; il a battu les Russes à Varsovie ; il a réussi en Syrie ; s’il fait de même au Maroc, il pourrait devenir un danger pour la République. »
Nommé à la tête du Chem en décembre 1924, Weygand tente d’y susciter chez les stagiaires une réflexion hors des sentiers battus, une voie prometteuse que malheureusement ses successeurs ne suivront pas.
De 1931 à 1935, en tant que chef de l’état-major général et vice-président du Conseil supérieur de la guerre, Weygand assure le commandement des armées françaises. Il est à la fois le chef de l’armée du temps de paix et le généralissime désigné pour le temps de guerre. Sur le plan doctrinal, il réussit à faire prévaloir ses vues et lance la motorisation de l’Armée de terre, même si en 1934, après plusieurs années de déconvenues budgétaires et en raison de l’état industriel du pays, il est bien conscient que la motorisation complète de l’armée ne pourra intervenir qu’au milieu des années 1940, et qu’en attendant, il faudra conserver certaines unités à cheval. Le début de son mandat bénéficie de ses bonnes relations avec le ministre de la Guerre André Maginot, malheureusement disparu prématurément. Jusqu’à son départ, il subira par contre une opposition de plus en plus forte de Gamelin, son chef d’état-major.
Weygand a le souci de doter l’armée d’un nouveau corps de doctrine fondé sur la guerre de mouvement, en soulignant également la nécessité d’aborder les opérations interarmées. Il estime que l’instruction de 1921 « ne met pas suffisamment en lumière les principes et procédés de la guerre de mouvement et du combat de rencontre. Par voie de conséquence, elle ne fait pas intervenir dans le jeu des décisions du chef la volonté de l’ennemi. La bataille est trop présentée comme un plan dont rien ne semble devoir troubler l’ordonnance. »
Dès 1931, il relance ainsi la refonte de l’Instruction pour la conduite des grandes unités, en stipulant que, n’étant plus cantonnés dans le rôle d’accompagnement de l’infanterie au moment de l’attaque, les blindés devront jouer un rôle actif dans toutes les phases d’une bataille (reconnaissance, prise de contact, attaque, exploitation). Il note aussi que « la motorisation des grandes unités procurera au commandement des possibilités de manœuvre qu’il n’avait pas auparavant, changera les conditions de temps et d’espace dans lesquelles la surprise peut être réalisée et, par voie de conséquence, modifiera les éléments de sûreté dans le domaine stratégique comme dans le domaine tactique. » Finalement, la nouvelle instruction ne verra le jour qu’en 1936, donc après son départ et sera fortement élaguée par rapport au projet initial. Weygand la trouvera particulièrement décevante, notamment en tout ce qui concerne l’emploi des chars, en constatant que l’accompagnement de l’infanterie reste leur mode d’emploi dominant.
Toujours en 1931, il demande que soient étudiés des appareils radio permettant de faire communiquer entre eux des blindés distants de plus de 30 km. En septembre 1934, il écrira à Gamelin, alors chef d’état-major des armées, que motoriser une armée n’a pas de sens si on la prive de moyens modernes comme la TSF ou les avions. Dès novembre 1932, Weygand lance l’étude, confiée au général Flavigny, des futures Divisions légères motorisées (DLM). Chaque DLM sera composée de 11 500 hommes et comprendra 1 700 véhicules, dont 250 blindés. Elle aura un rayon d’action de 250 km par jour. Ce concept de DLM, compromis entre la cavalerie montée et la division blindée, expérimenté par Weygand et Flavigny, est alors très novateur et aurait même servi de modèle aux Leichtedivisionen allemandes, qui seront en 1939 transformées en Panzerdivisionen. L’action du général Weygand sera féconde sur le plan des matériels et de l’armement. Ce sont précisément les prototypes étudiés entre 1933 et 1935 qui seront utilisés ensuite sur les champs de bataille de 1940.
Weygand estimera plus tard qu’il a « sauvé l’armée de la désorganisation et l’a engagée dans la voie de la motorisation raisonnée et du matériel moderne. »
Sur le plan budgétaire, par contre, les obstacles à surmonter sont nombreux. L’heure est alors au désarmement sous l’influence de la SDN, ce qui suscite une forte opposition de Weygand. Il est en effet l’un des rares responsables français à avoir lu Mein Kampf où Hitler énonce clairement ses objectifs, parmi lesquels l’abandon du traité de Versailles et l’écrasement de la France. Hélas, au lieu d’augmenter modérément les dépenses militaires comme Maginot l’avait programmé, le gouvernement prélève, en novembre 1932, 126 millions de francs sur le budget de la guerre, puis encore 200 millions au début de 1933. Fin 1933, le budget restant déficitaire, Daladier décide d’annuler toutes les fabrications de chars pour l’année 1934.
La classe politique suit le mouvement. En décembre 1933, Léon Blum déclare : « Du moment qu’on démolit l’armée, j’en suis. » L’utopie pacifiste, propagée souvent par le milieu enseignant, atteint toute la société au point que les officiers et les sous-officiers de réserve refusent de plus en plus souvent de participer aux périodes de perfectionnement.
Sur les plans tactique et stratégique, certaines des vues du général Weygand sont prémonitoires. Ainsi, dès 1932, il est préoccupé par la vulnérabilité du massif ardennais. Il développe un principe avant-gardiste de la simultanéité des attaques terrestres et aériennes dans le cadre de l’utilisation combinée des chars et des avions. En 1933, il souhaite ouvertement une alliance en bonne et due forme avec l’URSS. Le lieutenant-colonel de Lattre, en liaison avec l’attaché militaire français à Moscou, œuvre en ce sens pendant des mois. Weygand préconise même, en 1938, de prendre ses distances avec la Pologne dont le chef d’État, le colonel Beck, n’hésite pas à provoquer l’Allemagne.
En 1937, il s’oppose à l’armée de métier préconisée par certains, dont le colonel de Gaulle, mais souligne par contre la nécessité vitale de disposer d’une réserve stratégique motorisée et blindée, capable d’intervenir en cas de percée ennemie. Il préconise aussi la création d’un véritable ministère de la Défense nationale, assisté d’un chef d’état-major général des armées, appelé à devenir en temps de guerre, le général en chef de toutes les forces armées.
On relève, dès le début des années 1930, une rivalité de plus en plus accentuée entre Gamelin, chef d’état-major des armées, et Weygand, commandant en chef et vice-président du Conseil de la guerre, rivalité qui augure mal de leurs relations futures et qui s’inscrit, plus largement, dans un conflit entre le parti radical de Daladier et des hommes politiques plus modérés comme André Maginot.
Quittant la tête des armées françaises en 1935, Weygand continuera néanmoins d’intervenir dans le débat public. Il soulignera à maintes reprises que la France fait face à une problématique démographique négative avec 40 millions d’habitants contre 80 millions du côté allemand, même si les gouvernements français successifs se refuseront toujours à augmenter la durée du service militaire.
Dans une petite brochure publiée en 1937, intitulée « Comment élever nos fils », Weygand pointe déjà les déficiences de l’Éducation nationale et déplore une « altération du sentiment national ». Il ajoute : « Le Français de notre temps doit, dès son jeune âge, être formé, et plus tard penser et agir avec cette idée qu’il a pour premier devoir de ne rien laisser perdre des biens mis entre ses mains par les générations qui l’ont précédé. » Hélas, cette dégradation du patriotisme est devenue prégnante dans les années qui précédèrent l’effondrement de 1940.
En mai 1940, Weygand remplace, en pleine bataille, le général Gamelin. Il redonne confiance à l’armée, mais la disproportion des forces est désormais telle que la situation militaire ne peut être rétablie malgré toute l’énergie qu’il met en œuvre. Pendant toute la campagne de France, il ne cesse d’envoyer des instructions précises aux armées afin qu’elles adaptent leurs procédés aux tactiques employés par l’ennemi. Le 24 mai 1940, il conceptualise ainsi la défense dans la profondeur basée sur des points d’appui (les fameux « hérissons »). Novateur là encore, il écrit : « Il faut substituer à la notion de ligne celle de maîtrise de toutes les communications. » Il insiste fortement, mais sans succès, sur la nécessité de limiter l’exode des populations pour éviter l’encombrement des routes préjudiciable au mouvement des troupes.
En l’absence de planification préalable, Weygand considère finalement que le « réduit breton » et la poursuite de la lutte en AFN sont des chimères. La quasi-totalité des généraux d’armée estiment, comme lui, que l’armistice était la seule solution possible.
Se pose alors une question lancinante : la défaite était-elle évitable ? Pour Max Schiavon, « on ne peut évidemment pas expliquer la défaite de 1940 uniquement par des coupes dans le budget de l’armée entre 1931 et 1935, mais elles ont joué un très grand rôle, y compris moral, entraînant une incompréhension, une défiance, voire une cassure entre politiques et militaires. Pour construire une armée opérationnelle efficace, il faut compter à cette époque de cinq à sept ans. Il ne fait aucun doute que le réarmement enclenché en France, à l’automne 1936, et dont les effets commenceront seulement à se faire sentir en 1938, a été bien trop tardif. » Ainsi, la France a commencé, selon lui, deux ans trop tard son réarmement.
Nommé ministre de la Défense nationale le 16 juin 1940, Weygand n’a de cesse de camoufler les matériels et les effectifs aux yeux de l’ennemi (l’armée d’armistice est réduite à 100 000 hommes dont 8 000 officiers). Il s’oppose constamment à Laval et à Darlan. Trop franc dans ses propos et trop antiallemand, il ne reste à ce poste que onze semaines. Le 6 septembre, il est nommé « délégué général du gouvernement en Afrique française. » Il y « réforme les administrations locales, fait construire des centaines d’écoles, de dispensaires et d’hôpitaux. Les deux bidonvilles qui défigurent Alger sont rasés tandis que la construction de milliers de logements est lancée. » Il est l’initiative également d’« un programme d’industrialisation pour créer de l’emploi et produire sur place les biens nécessaires à la population... et à l’armée (de façon clandestine). » Ce poste lui permet d’encadrer étroitement les commissions allemande et italienne d’armistice en Afrique du nord et de les induire en erreur en permanence. Le maréchal Juin reconnaîtra après la guerre que les succès qu’il a obtenus en Italie ne furent possibles que grâce à l’armée d’Afrique reformée par les efforts du général Weygand.
Sollicité en janvier 1941, Weygand refuse d’entrer au gouvernement, considérant que celui-ci a été « institué sous les auspices de l’Allemagne ». Il a d’ailleurs des relations exécrables avec l’amiral Darlan qui tente d’engager la France dans la collaboration militaire avec l’Axe en lui cédant l’utilisation des bases de Bizerte et de Dakar (Protocole du 28 mai 1941). Fin décembre 1941, Roosevelt fait sonder Weygand pour savoir s’il accepterait de reprendre le commandement des armées françaises. Légaliste, celui-ci répond par la négative en alléguant son âge.
L’auteur mentionne l’existence de projets d’assassinat de Weygand en AFN par les services allemands. Le général est finalement arrêté par la Gestapo en novembre 1942 et emprisonné en Allemagne jusqu’à la fin de la guerre.
Dans les années 1950, Weygand fut un farouche opposant au projet de Communauté européenne de Défense.
Cette nouvelle biographie, rédigée dans un style à la fois élégant et précis, s’appuie sur un ensemble imposant de sources documentaires qui permettent non seulement de préciser le rôle réel joué par le général Weygand tout au long de sa carrière, mais aussi de cerner une personnalité formaliste et légitimiste jusqu’à l’extrême, et aux convictions religieuses affirmées. ♦