La Turquie fait à nouveau débat, commence par écrire l’auteur. Convenons qu’il s’agit, depuis ces deux dernières années, beaucoup plus qu’une simple joute oratoire, intellectuelle et même historique, mais que la Turquie d’Erdogan est devenue une préoccupation majeure, pour l’Europe, comme pour l’Otan, comme pour bien de ses voisins, à commencer par la Russie. C’est cette novation géopolitique aux fortes consonances qu’il convient de tirer au clair. Souvenons-nous en : ce pays qui compte entre 4 et 5 millions de ses ressortissants, dont bon nombre de naturalisés en Allemagne et 700 000 en France, faisait encore récemment l’objet d’un débat positif – du redémarrage d’une relation forte avec l’Europe au moment de la candidature à l’Union européenne en 1999, jusqu’au virage radical de 2013 – battant en brèche l’ordre social et politique qui l’avait régi au cours des deux derniers siècles.
Ce revirement est tellement radical qu’aujourd’hui on ne parvient plus à saisir ce qui est en train de se passer sous nos yeux et que l’on préfère regarder ailleurs en invoquant une « fatigue turque », renoncement, lâcheté ou lassitude, c’est précisément dans cette brèche que s’est infiltré le nouveau sultan, maniant, avec quelle habileté tour à tour menace et offre d’ouverture. Cette courte période d’une quinzaine d’années faisait suite, écrit l’auteur, à une longue ère de désintérêt de la part de l’Europe qui couvre la quasi-totalité du XXe siècle, de 1918 à 1999, de la fin de la Grande Guerre perdue par les Ottomans jusqu’à la résurrection de la relation avec l’Europe. Là, il va un peu loin car c’est bien en 1952 que la Turquie a été intégrée à l’Otan afin de constituer un môle solide en Méditerranée orientale face à la menace soviétique. C’est en 1963 que de Gaulle lui a accordé un statut d’associé à la Communauté économique européenne. Lors de cette traversée du désert, la Turquie a été livrée aux spécialistes de cet Orient-là, qui l’abordaient avec sympathie, mais aussi à ses détracteurs qui la traitaient avec antipathie, rarement à des observateurs empathiques, afin d’aboutir à des analyses objectives, sereines et dépassionnées.
Mais bien avant, durant près de six siècles, l’Empire ottoman, dont la Turquie est issue, faisait partie de l’imaginaire et de la mémoire de l’Europe, mêlant fascination, controverse, inimité, phobie et cliché. Il faut rappeler que même avant l’avènement de l’Empire, à proprement parler, l’Europe « connaît » le Turc à travers les Croisades. C’est à partir de la fin du XVe siècle qu’un intérêt grandissant se manifeste à l’égard de cet Empire arrivé aux portes de l’Europe occidentale. Toutes sortes de publications englobées sous le nom de Turcica, récits de voyages, traités savants, écrits polémiques et débats religieux sont là pour donner sens à ce nouveau venu. C’est l’époque d’esprits vigoureux comme Machiavel, fin connaisseur en Occident de l’art de gouverner du Grand Turc, dont les observations restent valables pour la Turquie d’aujourd’hui. Aussi, peut-on voir la Turquie et l’Empire ottoman, comme étant l’« Autre » de l’Europe pris au sens large. Continuateur sur bien des aspects de l’Empire romain d’Orient – le byzantin –, l’Empire des Ottomans a toujours eu le regard et l’ambition tournés vers l’Occident. Mais ne nous méprenons point, avertit l’auteur : la relation de fascination mutuelle millénaire entre la Turquie et l’Europe est difficilement réductible à sa seule expression guerrière. Certes, composé de conquêtes, de contre-conquêtes et de reconquêtes, ce relationnel est aussi celui de l’Europe avec un Empire ottoman, autant porte-étendard de l’islam à la suite d’al-Andalous que continuateur de Byzance. Du fait de cette dernière particularité, l’Empire rehausse paradoxalement la prédominance de l’orthodoxie chrétienne malmenée en terre d’Orient face à Rome, tout au long du déclin byzantin.
En réalité, l’Empire ottoman relève tout autant des islams du Machrek et du Maghreb que de l’ère culturelle grecque Rûm-Rhomaios d’Asie Mineure. Empire cosmopolite et prémoderne, aux antipodes du britannique et du français, celui-ci est un facteur de stabilité (la Pax Ottomanica) qui compte, et avec lequel on compose et pactise. En fait, il figure un modèle « alternatif » européen. Durant six siècles d’existence, il fait partie de l’imaginaire occidental, d’Érasme à Luther, de Machiavel à Montesquieu, de Mozart à Cervantès, entre autres.
Avec les Lumières, les relations changent définitivement. D’abord, les Ottomans mésestiment la Renaissance et accumulent des retards considérables sur leurs adversaires tant du point de vue technique que politique et ce, malgré une initiative brillante d’accueil des Juifs ibériques chassés par la Reconquista. Ensuite, et surtout, l’image médiévale de l’Ottoman subit une altération radicale qui reste encore d’actualité. Dans la mémoire collective européenne retravaillée par les Lumières, il ne reste de l’image médiévale de l’Ottoman (qualifié abusivement de « Turc » malgré l’incongruité historique de l’adjectif national), que sa caractéristique de conquérant infidèle car musulman, ennemi juré de la chrétienté occidentale (inimici christianitatis), à laquelle vient s’ajouter plus tard, à la fin du XVIIIe, la personnification du joug impérial, ennemi juré des nations en quête de libération, la Grèce de Byron et Delacroix. Lourds à porter, ces attributs signifient dès lors un corps étranger à l’Europe, métaphore qui se mue en politique officielle qui va consister à le repousser dès qu’il montrera des signes de faiblesse à partir de la fin du XVIIe. Le reflux ottoman débute ainsi aux portes de Vienne, lors du siège de 1683, et dans les terres des Balkans, mais ne signifie pas pour autant le début d’une rupture.
La retraite militaire est, dorénavant, synonyme de fascination devant le savoir-faire de l’Occident dédaigné jusque-là. Le mouvement physique de retrait est certes couplé dans les esprits avec une défaite de l’imaginaire politique, mais aussi avec un intérêt tout nouveau pour l’Europe, afin de sauver l’État avec les techniques de l’ennemi, comme le fut le Japon de l’ère Meiji. Ceci rime avec occidentalisation, qui sera l’un des traits caractéristiques de Mustapha Kemal Atatürk le « Ghazi », le vainqueur, que l’on oppose trop souvent, de manière mécanique à Recep Tayyip Erdogan. Car en vérité, entre les deux chefs d’État, il y a plus complémentarité, continuation que franche opposition. L’occidentalisation du premier volontaire, auto-imposée qui se fait avec les moyens à disposition, n’a pas été fondamentalement remise en cause par le second. Tous deux, avec des orientations différentes au départ, exaltent une même turquicité, tous deux se font l’apôtre d’une grandeur nationale, d’un néo-ottomanisme. Car, à force d’avoir voulu s’occidentaliser jusqu’au bout, en adoptant le modèle de l’État-nation, la Turquie débuta le XXe siècle avec une « nationisation » au forceps qui vit des millions de non-musulmans exclus d’emblée de la définition et de la composition de cette nation en quête d’invention, dont le ciment devient l’islam faute d’autres dénominateurs communs, langue comprise. Les génocides des Arméniens, des Syriaques, des Grecs du Pont-Euxin en découlent tout comme le déni d’identités ethniques autres que la turque, l’identité kurde, par exemple.
Le positivisme « laïc » fait partie de cette modernité imposée d’en haut aux masses « incultes », à la façon du blanc civilisateur, sauf que les blancs en l’occurrence sont des autochtones. D’où une aliénation, sinon une violence « faite maison », créant des altérités sur place et qui n’ont plus aucune légitimité face au seul légitime « le Turc laïc ». Finalement, le cosmopolitisme ottoman a volé en éclats pour laisser place à une unicité nationale, ethnique, religieuse, linguistique et historique, que l’auteur juge, peut-être, un peu rapidement artificiel. Il en va à regretter que la nation monochrome semble l’emporter sur le riche cosmopolitisme ottoman. Le revers du passage de l’Ottoman au Turc lui saute aux yeux. À trop avoir voulu s’occidentaliser, la Turquie y a probablement perdu son âme. Ainsi, les multiples identités héritées de l’Empire se sont trouvées enfouies, sinon enterrées, dans cette nation artificielle, probablement jusqu’à l’avènement de l’islam politique en 2002, date d’accession d’Erdogan au pouvoir. Avec ce dernier, l’identité turque, assimilée à l’islam sunnite et à la nation, revient en force au cœur de l’État depuis son exclusion par la vague occidentalisante du début du XIXe siècle et affirme l’identité musulmane sur la place publique. L’événement est historique et la fracture telle que la nation monolithique qui récusait tout particularisme se désarticule. C’est à travers cette fracture que toutes les identités bannies ont essayé en vain de revenir sur la scène publique, Kurdes, Alévis, pas moins de 15 % de la population pour les premiers, et 10 % pour les seconds, sans parler des 40 000 Arméniens ou des 3 000 Grecs. Mais ce ne fut qu’un bref moment. Car de simple retour de l’âme cosmopolite ottomane il ne saurait avoir dans celle d’Erdogan. Que voyons-nous depuis l’éclatement des printemps arabes, où le modèle turc alliant modernisme, démocratie (relative) et islamisme religieux a montré les limites de son attractivité ?
Avec le délitement de la relation avec l’Europe portée jusqu’alors par la fausse perspective de l’adhésion à l’Union, mais aussi par la dérive totalitaire de l’islam politique, la Turquie s’est enfoncée rapidement dans une contre-dynamique qu’il faut bien nommer désoccidentalisation. Il s’agit d’une dynamique polarisante, conflictuelle et non-contrôlée. C’est en ce sens qu’Erdogan, en se lançant dans une série d’aventures militaires, parachève la « reconquête « des terres ottomanes de Kemal. Le nouveau sultan cherche à faire table rase de tout particularisme mis à part celui de « Turc Sunnite ». Ni les multiples identités ethniques ni la réalité sociologique où la laïcité et les valeurs occidentales ont entre-temps fait des rhizomes, n’ont droit au chapitre. Paradoxalement c’est l’islam politique qui parachève la concrétisation de l’idée nationale importée d’Occident. Aujourd’hui, le pays navigue dans des eaux inconnues, ni calmes, ni bénéfiques, ni pour lui ni pour ses voisins, dont son sempiternel alter ego, l’Occident. Dans cet essai sur le malaise turc, Cengiz Aktar propose une lecture basée sur l’interaction ancestrale entre le monde ottomano-turc et le monde occidental, à travers quelques épisodes significatifs. Ceci afin de fournir des outils pour saisir le tiraillement voire l’écartèlement d’une société entre État, nation, religion, Empire et Occident. Le propos est agrémenté d’entretiens avec deux personnalités, l’une sociologue, Nilüfer Göle, l’autre historien, Étienne Copeaux, tous deux grands témoins de la transformation jamais achevée de la Turquie. ♦