Tout le monde observe, non sans étonnement, avec un réel effroi, les agissements de plus en plus osés, agressifs et répétés de Recep Tayyip Erdogan, que l’on appelle de plus en plus le nouveau sultan ? Ne lui prête-t-on pas l’intention, après avoir rendu Hagia Sophia, ce cadeau offert au monde par son illustre prédécesseur Atatürk, au culte musulman de restaurer le califat en 1924, un siècle après sa suppression ? N’accueille-t-il pas ses visiteurs de marque dans son immense palais de 20 000 m² (cinq fois Versailles). Son tableau de chasse, paraît sans limites. Là, il confisque la démocratie et après le coup d’État mal ficelé du 15 juillet 2016, purge l’appareil d’État envoyant plusieurs dizaines de milliers de militaires, d’enseignants, de journalistes, de juges, sous les barreaux, en exil ou les privant de toute activité professionnelle. L’opposition, on la muselle, la presse et les artistes on les embastille, les minorités, pour l’essentiel Kurdes et Alévis, le tiers de la population, sans compter le reliquat de Juifs, d’Arméniens, de Lazes…, on les persécute afin de sauvegarder le mythe d’une nation turque homogène, sunnite, à l’unisson avec son leader naturel. Plus encore, à la faveur de sa victoire contre les ennemis de l’intérieur, voilà qu’Erdogan déploie ses ailes, son sabre dans toutes les directions.
Dotée de la deuxième armée de l’Otan, fort de sa position géoponique exceptionnelle, renforcée encore par le fait d’être devenue la plaque tournante des oléoducs et des gazoducs, venue de la Caspienne ou du Caucase, Ankara défie l’Amérique en achetant des batteries d’antimissiles S-400. Il rivalise avec la Russie, non seulement en Syrie, à Alep, et en Libye où il se pose en sauveur du régime de Farrah, mais tout récemment au Caucase. Là, où de concert avec l’Azerbaïdjan, cette nation sœur, ses drones, et les centaines de mercenaires ramenés de Syrie, ont refoulé les minces brigades arméniennes qui occupaient des districts autour et au Haut-Karabakh. Le douzième Président turc, n’a donc pour égal que le premier, le fondateur de la République, Mustafa, Kemal Atatürk, le « Ghazi », qu’il égale en ambition et en domination. On lui prête volontiers le dessein non seulement de l’égaler, mais de détruire son œuvre, de la renverser, de la détricoter.
Trompeuse apparence avertit Jean-François Colosimo ! En vérité, il est plutôt son double inversé, son continuateur et non son destructeur. Frère en apparence ennemi, mais en réalité jumeau. Car c’est précisément parce que nous, l’Europe, l’Occident, avons voulu opposer les deux hommes que nous n’avons pas compris la Turquie et commis tant d’erreurs. Nous avons mésestimé l’aliénation causée par l’occidentalisation d’Atatürk, parce qu’elle nous arrangeait, écrit-il. C’est vrai, mais elle nous arrangeait pour bien des raisons. D’abord, l’Europe a tout fait avant 1939 pour ne pas pousser la Turquie dans les bras d'Hitler. Ainsi, la France a détaché le « sandjak » d’Alexandrette – beau nom d’Opéra, de son mandat syrien. L’auteur consacre pas moins de six pages à cette question, cet abandon que Damas, à l’occasion, reproche toujours à la France. Puis à la demande de Washington, la Turquie a bénéficié du plan Marshall et a intégré l’Otan, en 1952, la même année que la Grèce. Du plateau anatolien, les radars, les écoutes, les bases aériennes américaines scrutaient, URSS, Méditerranée orientale, Proche-Orient. Puis, une fois la guerre d’Afghanistan survenue, bien avant même n’a-t-on pas érigé l’islamisme politique comme seule antidote avant-hier, au nationalisme arabe d’un Nasser, hier à l’expansionnisme soviétique.
Nous avons méjugé l’oppression qu’a engagée l’islamisation d’Erdogan tant qu’elle ne nous dérangeait pas. En fait, non seulement elle ne semblait pas nous déranger, mais elle nous arrangeait : n’a-t-on pas dressé les louanges du soi-disant modèle turc, lors de printemps arabes ? On voyait en lui un régime apparemment laïc, moderniste, cherchant à s’intégrer à l’Europe, partageant sa prospérité et ses valeurs. Ce qui ressort, en définitive, c’est que loin de s’opposer l’un à l’autre, Erdogan et Atatürk sont complices dans leur volonté commune d’hégémonie. Dotés tous deux d’egos despotiques, ils ont chacun à leur manière été à la recherche d’une Turquie, oscillant certes perpétuellement entre l’Occident et l’Orient. Aussi, plutôt que d’opposer de manière trop cartésienne la caserne et la mosquée, il convient de déceler en quoi ces deux pôles de l’inconscient turco-musulman se succèdent, s’épaulent, se complètent. Nous y invite avec hauteur et brio Jean-François Colosimo, en sa qualité de philosophe, de théologien, de grand connaisseur des chrétiens d’Orient et de la Turquie, ayant été l’auteur du film-documentaire Turquie, nation impossible, sorti en 2019, sur Arte. Il démontre avec maestria et culture, au fil de ces pages incisives, comment, par touches surajoutées les unes sur les autres, Erdogan a fini par réendosser les habits d’Atatürk, le fondateur. Erdogan sera le refondateur. Peu importe leur pulsion initiale, un coup occidental, un coup oriental.
Hier, Kemal Atatürk, au nom de la révolution politique. Aujourd’hui, Erdogan, au nom de la réaction religieuse, demeure le culte de la personnalité. Ce ne sont pas eux qui changent, mais les circonstances. Ce qui reste, c’est la Turquie, la turcité. Ce qui importe, c’est de créer un vaste mouvement populaire afin de réunifier la bannière, peu importe après tout sous quelle bannière. L’homogénéisation des masses populaires, l’interdiction des oppositions politiques, la prescription des administrations centralisées et, au besoin, la suppression des droits fondamentaux figurent en place de choix dans le programme kémaliste. Ces méthodes, propres aux régimes autoritaires, sont aussi pratiquées et perfectionnées par Erdogan. Cette communauté de moyens annule la disparité de leurs finalités. En définitive, là est le cœur de nos préoccupations, tous deux ne divergent pas tant sur la nécessité de traiter politiquement de l’islam que sur l’ordre de traitement : qui, du turquisme sunnite ou du sunnisme turc, vient le premier ? Tout dépend des circonstances du moment, plus encore que des préférences subjectives ou de l’inclination idéologique. Les termes restent fixes et le projet étal : nation et religion, religion et nation jusqu’à ce qu’ils deviennent permutables.
Atatürk a empêché la Turquie de disparaître et a élargi son territoire du Traité de Sèvres de 1921 à celui de Lausanne de 1923. Il a consolidé les frontières de la nation. Désormais, il revient à Erdogan de préempter chacun des anciens limes impériaux pour réaffirmer la vocation du Turc à dominer l’histoire. Les ennemis sont les mêmes qu’antan. Au Levant, il s’agit de maîtriser Kurdes et Arabes. En Méditerranée et dans les Balkans, de contraindre les Grecs et d’exercer un chantage permanent sur les Européens, les réfugiés, en empochant deux fois 3 milliards d’euros. Au cœur du Caucase, le conflit de 44 jours au Haut-Karabakh permet de rivaliser avec les Russes et de mettre un pied dans cette région avec un corridor menant à l’Asie centrale, peuplée pour l’essentiel, en dehors du Tadjikistan, de peuples de langues et d’ethnies turques. Au passage, déstabilisons les Iraniens et chatouillons les Chinois au sujet des Ouighours ; ces frères éloignés, opprimés. Sombre bilan que dresse Jean-François Colosimo de la pusillanimité de l’Union européenne vis-à-vis de la Turquie d’Erdogan, comme des États-Unis qui, dans les derniers jours de l’administration Trump, ont édicté des sanctions assez symboliques. Peut-on espérer plus dans les conditions actuelles, sachant que l’Europe ne parvient pas à endiguer la pandémie, se déchire sur le plan de relance, diverge sur les questions du respect de l’État de droit, et sur la laïcité et l’intolérance religieuse, en négociant pouce sur pouce les conditions du Brexit, en attendant la main qui lui sera à nouveau tendue au-dessus de l’Atlantique. Erdogan s’applique avec méthode à transgresser les frontières au Levant, au Caucase, demain dans les Balkans, en Asie centrale et à agresser l’Union européenne à ses frontières physiques et morales. Pour le moment et pour un certain temps, le vent d’Orient souffle dans ses voiles et il ne craint guère une quelconque bataille de Lépante moderne. Reste à voir si sa machine guerrière, de propagande et de mise au pas de la société, parviendra à surmonter la grave crise économique qui le guette et les désillusions d’une jeunesse qui lui tourne le dos. ♦