« Les Allemands [sont] … plus insaisissables, plus indéfinis, plus contradictoires, plus inconnus, plus incalculables, plus surprenants que les autres peuples ne le sont à eux-mêmes ; ils échappent à toute définition, et cela suffirait pour qu’ils fissent le désespoir des Français ». Ce diagnostic que fait Nietzsche en 1886 caractérise plutôt bien l’esprit de l’époque, commencent par écrire les auteurs, tous deux nés en 1959, « enfants de la réconciliation franco-allemande ». Hélène Miard-Delacroix, professeure à l’Université de La Sorbonne à Paris, dont les travaux de recherche portent sur l’histoire allemande et l’histoire des relations franco-allemandes ; Andreas Wirsching, directeur de l’Institut für Zeitgeschichte de Munich-Berlin et professeur d’histoire contemporaine à l’Université Ludwig-Maximilian de Munich.
En fait, sans remonter aux fameux De l’Allemagne de Germaine de Staël, dont se sont abreuvées des générations d’étudiants, la « rencontre culturelle » franco-allemande, pour nous en tenir à ce terme était déjà solidement documentée. En 1832, Edgar Quinet, après avoir été quelques années auparavant un ardent admirateur de l’Allemagne, s’inquiète de l’avenir : l’Allemagne, écrit-il dans un article de la Revue des Deux Mondes, « se livre à la Prusse, où se développent un courant nationaliste, un ‘‘despotisme intelligent et entreprenant’’ un état d’esprit qui pourra peut-être la pousser jusqu’au ‘‘meurtre du Royaume de France’’ ». Henri Heine va plus loin : « Vous avez plus à craindre de l’Allemagne délivrée que de la Sainte Alliance tout entière ». Prenant le contre-pied de Mme de Staël, qui à ses yeux a tant répandu d’erreurs sur l’Allemagne, il veut donner une image plus exacte de la révolution intellectuelle qui s’est produite dans son pays. Ses avertissements sont on ne peut plus clairs : « Vous voyez que lorsque l’envie nous prendra d’en découdre avec vous, nous ne manquerons pas de raisons. Dans tous les cas, je vous conseille d’être sur vos gardes : qu’il arrive ce qu’il voudra en Allemagne, que le prince royal de Prusse ou le docteur Wirth parvienne à la dictature, tenez-vous toujours armés, demeurez tranquilles à votre poste, l’arme au bras. Je n’ai pour vous que de bonnes intentions, et j’ai presque été effrayé quand j’ai entendu dire dernièrement que vos ministres avaient le projet de désarmer la France. »
Pourtant, l’image positive de l’Allemagne demeure, dans Au-delà du Rhin, livre prophétique à bien des égards. Eugène Lerminier, professeur au Collège de France, s’y tient en prônant une alliance franco-prussienne contre l’Autriche : « Dans le siècle prochain, l’Allemagne sera république fédérative ou monarchie prussienne. Elle ressemblera à l’Amérique ou à la Russie. Afin que l’Allemagne ressemble à la Russie, il est nécessaire que la Prusse abatte l’Autriche et qu’une des deux têtes du corps germanique tombe. Ni la gloire, ni le despotisme ne se partagent. Si la Prusse, avant que l’Allemagne ait pris tout à fait le goût et l’habitude des mœurs représentatives, se hâtait d’exalter le patriotisme et la fierté de la nation, si elle s’offrait à lui donner une consistance formidable et guerrière entre la Russie et la France, elle pourrait distraire les Allemands de la liberté, en les enivrant de science spéculative, de mysticisme et d’exaltation militaire. La voix des tribuns inexpérimentés se perdrait dans le fracas des armes ; les libertés constitutionnelles ne fleurissent pas sur les champs de bataille. Si donc les Allemands veulent arriver à l’unité par le despotisme, la chose est facile. Le joug est préparé, il sera de fer et de gloire, il sera brillant et dur : ils peuvent passer la tête. Mais si, avec plus de confiance dans son génie et dans la volonté de Dieu, l’Allemagne demande au temps le développement d’elle-même et de ses destinées ; si, fidèle à sa propre nature, elle ne veut arriver à l’unité que par la liberté, elle méritera vraiment d’être un exemple au monde par ses actes, comme déjà elle lui est un enseignement par ses idées. Oui, ce doit être la mission humaine de l’Allemagne, de faire sortir la liberté de la pensée, et l’unité de la liberté ; la France a trouvé l’unité avant la liberté ; l’Allemagne doit conquérir la liberté avant l’unité sous peine de manquer l’une et l’autre. Dans ces conjonctures, il est clair que l’esprit et les destinées de l’Europe dépendent surtout de l’Allemagne et de la France qui en occupent le centre vivant. L’Allemagne peut, seule, retenir la Russie sur les limites de l’Orient et de l’Occident. Contraindre l’empire du tsar à pencher de plus en plus vers l’Orient. Elle peut encore soutenir les Slaves et protéger leur indépendance. Il faudrait qu’une alliance étroite de l’Allemagne et de la France constituât le centre de l’Europe sur des bases nouvelles et durables. Voilà le thème principal de la politique européenne. L’Allemagne ne peut maintenir son indépendance et son originalité que par l’Alliance de la France, autrement elle est russe. L’intérêt rapproché des deux peuples que sépare le Rhin ; la diversité de leur génie les convient à une amitié solide ».
On voit que ce texte semble résumer et prévoir le siècle et demi à venir ! C’est dire que les données du dialogue et de la confrontation franco-allemande étaient posées, mais qu’elles ont été constamment secouées et renversées par les événements et les hommes. Mais quinze ans après la guerre de 1870, les relations entre la France et l’Allemagne sont devenues franchement conflictuelles. Savoir ce qu’étaient à l’époque « les » Allemands et « les » Français dans l’absolu et ce qu’ils sont aujourd’hui, voilà un inépuisable sujet de discussion. Le 150e anniversaire de la guerre franco-allemande de 1870-1871 offre une nouvelle occasion de se pencher un peu plus en détail sur les relations entre les deux pays. Mais ajoutons que nous devons aussi célébrer les soixante-dix ans de la déclaration de Robert Schuman, un Lorrain, né dans l’Empire allemand, qui a inauguré la période de la réconciliation allemande sous laquelle nos peuples vivent en harmonie sans égale, même si toutes les divergences qui nous séparent de la monnaie à la défense, de la laïcité au rôle de l’État n’ont nullement disparu.
La guerre franco-prussienne, puis sa principale conséquence, la fondation de l’Empire allemand, ont été des événements particulièrement structurants. « Cette guerre équivaut à la révolution allemande, [commenta le Premier ministre britannique Benjamin Disraeli, en février 1871], c’est un événement politique plus important que la Révolution française du siècle précédent. » En effet, après 1870-1871, rien n’est comme avant entre la France et l’Allemagne. Le cadre de leurs relations a fondamentalement changé. Certes, l’intérêt réciproque et les relations culturelles continuent d’exister, mais elles sont doublées par la méfiance militaire et l’hostilité politique. La jalousie déjà présente se renforce et une nouvelle forme de haine apparaît. Au XXe siècle, les relations franco-allemandes sont restées tout aussi complexes et le chemin qui conduit à une coopération durable, à un bon voisinage, voire à de l’amitié, a été endeuillé par la douloureuse expérience de deux nouvelles guerres et de millions de morts. La question d’une entente entre les deux pays a toujours été centrale pour l’histoire européenne. Cela vaut particulièrement aujourd’hui, au cœur d’un continent en paix dans une période incertaine.
Cet ouvrage retrace, sous la forme d’un dialogue, les évolutions les plus importantes et les événements significatifs de l’histoire des relations entre nos deux pays. Le format choisi d’une conversation vivante, menée durant une journée entière, a été une expérience très enrichissante. Les dialogueurs ne voulaient pas envisager le sujet en opposant une perspective « française » à une approche « allemande ». Au contraire : échanger sur l’histoire, la culture et la mentalité du voisin, parvenir même parfois à se mettre à sa place, voilà qui leur a semblé permettre une compréhension réciproque. Il est évident que ce dialogue spontané ne permet ni l’exhaustivité ni la rigueur d’un travail de recherche. Beau dialogue, pourtant empreint d’un bel optimisme dont on aimerait bien qu’il se concrétisât : « Il est possible que de cette façon l’Allemagne et la France redeviennent le moteur d’une coopération approfondie entre Européens. Ce qui est peut-être plus aisé, d’un point de vue politique, depuis que le Royaume-Uni a quitté l’Union européenne. En tout cas, nous vivons une situation inédite où l’Allemagne est prête, aux côtés de la France, à investir massivement dans la communauté de destin des Européens. Au-delà de la gestion de la crise sanitaire et économique, il s’agit des grandes questions de l’avenir : le changement climatique, la transformation numérique, la politique migratoire et l’indépendance stratégique de l’Europe par rapport à la Chine, mais également aux États-Unis. L’histoire nous apprend que ces moments peuvent être très productifs et novateurs pour structurer durablement la cohabitation des Européens. On y retrouve une tradition ouest-allemande, représentée par Adenauer ou Kohl, convaincus que le retour sur investissement était, pour l’Allemagne, supérieur aux efforts consentis. » Eugène Lerminier aurait certainement apprécié cet élan d’espoir et d’optimisme. ♦