Léonid Brejnev a présidé aux destinées de l’Union soviétique pendant dix-huit ans, de la destitution de Khrouchtchev, le 14 octobre 1964, jusqu’à sa mort le 11 novembre 1982. Premier secrétaire jusqu’en 1966, il devient par la suite secrétaire général du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS). À partir de 1977 – moment où l’URSS adopte sa dernière Constitution – il cumule ce poste avec celui de Président du Soviet Suprême, l’équivalent de chef de l’État.
En dépit de cette longévité, il a peu inspiré les historiens. Les archives étaient inaccessibles et, surtout, on le considérait comme l’incarnation même de la médiocrité, à des années-lumière du génie politique d’un Lénine ou d’un Staline, de la possibilité de rédemption d’un Khrouchtchev, de l’humanisme d’un Gorbatchev. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que son passage au pouvoir a été désigné comme celui de la stagnation, le zastoye. De quels épithètes ne l’a-t-on affublé !
Il aura été tour à tour, incompétent, hypocondriaque, rancunier, lâche, opportuniste, intrigant, vaniteux, paresseux, sybarite, corrompu, néostalinien, sénile… Brejnev a été et continue d’être la cible d’innombrables quolibets et anathèmes. On se demande comment un tel personnage a pu rester si longtemps au pouvoir, mais surtout l’exercer entièrement.
Sa passion pour les voitures américaines, son impressionnante collection de médailles et de titres aussi pompeux qu’immérités, refléteraient son infantilisme. Son humanité apparente cacherait un grand cynisme, une absence de dimension éthique dans son comportement. Brejnev, c’est l’homme qui aurait passé le plus clair de son temps à chasser et à dormir, hors des murs du Kremlin, plutôt qu’à travailler. Or, cette vision caricaturale ne correspond pas du tout à une réalité plus complexe.
Sous Brejnev, le régime soviétique s’éloigne de l’esprit du « dégel », du « communisme à visage humain » auquel croyaient nombre d’intellectuels soviétiques après le XXe Congrès – la génération des « années soixante ».
En dépit de la réforme entreprise par le Premier ministre Alexis Kossyguine – qui réhabilite partiellement la notion de profit ce qui donne dans un premier temps des résultats encourageants – s’amorce dès le milieu des années 1960 en un mouvement de balancier, la répression des dissidences, commencée plus tôt en 1966-1967, le durcissement de la censure et le retour de la peur. Perestroïka avant la lettre, les problèmes économiques s’aggravent.
Dans les années 1970, l’URSS devient, pour reprendre une expression de Georges Sokoloff, une « puissance pauvre », un « État-rentier » impérialiste qui cherche à garder le contrôle de sa périphérie. C’est le cas en Tchécoslovaquie en 1968 et en Afghanistan en 1979, mais aussi dans le tiers-monde – au Moyen-Orient, Afrique, Angola, Mozambique, dans la Corne de l’Afrique et en Amérique centrale avec les Sandinistes au Nicaragua – pour tenter, en vain, de freiner le déclin inexorable de son rayonnement dans « les cœurs et les esprits ».
Le niveau de vie des Soviétiques s’améliore, grâce à la hausse des prix des hydrocarbures qui représente alors 44 % des exportations du pays. On vit mal sous Brejnev, mais mieux que sous Khrouchtchev. En dépit d’une censure tatillonne et d’un KGB omniprésent sous la houlette de Youri Andropov, qui succédera une courte année à Brejnev, fleurissent, ici et là, de nombreux « îlots » intellectuels. Ces derniers, souvent de manière souterraine, autorisent la libre pensée, tandis qu’écrivains, musiciens et cinéastes utilisent la langue des fables, ou « langue d’Ésope », pour exprimer leurs convictions les plus secrètes.
C’est donc que la période brejnévienne, ne se réduit pas à la « stagnation ». Brejnev lui-même, dictateur polymorphe – soviétique aux racines ukrainiennes, conservateur à l’attitude ambiguë envers le marxisme-léninisme, homme de « clans » qui a fermé les yeux sur les abus de ses proches – restera une figure contrastée. Il reste à brosser son véritable portrait politique, et sur ce point les sources sont lacunaires. Ses « carnets » ou « notes », conçus d’abord comme un aide-mémoire, publiés en 2016 en Russie, sont pauvres, ce qui rend leur décodage périlleux. Quant aux archives russes d’histoire contemporaine, leur accès, depuis quelques années, est devenu on ne peut plus problématique.
Dans ce livre, Andreï Kozovoï ne se livre pas à un récit des années brejnéviennes, dont il a déjà donné un aperçu dans son ouvrage Russie, réformes et dictatures. Son objectif est de percer le mystère de la longévité de Brejnev. Dix-huit années qui aident à comprendre les ressorts du pouvoir politique russe et invitent inévitablement à faire un parallèle avec l’actualité. On sait que Brejnev « dura » parce que son entourage le voulait, parce qu’il était non seulement un meneur d’hommes, sinon un manipulateur, mais aussi un homme capable de respecter l’avis des autres et de déléguer. Paradoxalement, il dura parce qu’il fut un dirigeant souvent « absent », préférant ses datchas, aux environs de Moscou et en Crimée, à ses appartements de la capitale. Il dura parce qu’il sut créer et entretenir des réseaux fondés sur la confiance, la stabilité et la séduction ; parce qu’il s’institua en « grand prêtre » de la vie politique soviétique, ritualisée à l’extrême.
À cet égard le facteur mémoriel, la place du mythe du « Brejnev combattant » au sein d’un mythe plus large, celui de la Grande Guerre patriotique (1941-1945) ont joué un rôle particulier. Commémoration des vingt ans de la Victoire, le 9 mai 1965 ; deux ans plus tard, inauguration du mémorial du Soldat inconnu sur la place Rouge – inspiré du précédent français de 1920. Ce mythe se nourrit de « rituels » (défilé du 9 mai) et de « sites de mémoire » (statue de la « mère patrie » à Volgograd, ex Stalingrad), mais aussi de témoignages, oraux ou écrits, de ceux qui ont vécu et participé au conflit, sans oublier les œuvres de fiction, textes ou images.
Le mythe de la Victoire forme un élément essentiel du vaste système de propagande soviétique, au sens de diffusion d’un mode de pensée et d’action particulier destiné à forger « l’homme nouveau » : il sanctifie les morts, l’héroïsme et l’esprit de sacrifice des combattants et des civils – petits et grands, jeunes et vieux –. Il ressoude les peuples de l’URSS, encore récemment divisés et meurtris par les répressions, autour de la figure controversée de Staline et, par-delà, du parti communiste. Il solidarise les quinze républiques soviétiques autour d’une toile de fond de souffrances et de bravoure partagées. Il sert de matrice à une reconfiguration identitaire de l’Homo sovieticus, moins communiste que patriote. Il sert de justification aux problèmes dans la vie quotidienne : si les pénuries persistent, c’est toujours de la faute de la guerre, dont les séquelles perdurent. Le mythe de la Grande Guerre patriotique, permet l’émergence d’un mythe du Brejnev combattant. Dans le contexte de la guerre froide – qui est aussi une guerre des mémoires –, le récit de la libération de Novorossiysk sert de « contre-mythe » : c’est un « alter-D-Day ».
Mais sa principale raison d’être, étant donné qu’il est moins axé sur le « patriotisme du désespoir », est d’injecter de l’optimisme dans le culte de la Grande Guerre patriotique, fondé sur les morts et les souffrances inimaginables de la population. Il offre au public la possibilité de s’identifier non plus à un mort, mais à un survivant.
Le mythe brejnévien est, au fond, un hymne à la résilience. Inévitablement, le mythe fait de Brejnev un héros ou, mieux, un « guéroï » comme disent les Russes, vocable évocateur de la culture patriotique. C’est là qu’il faut chercher la raison pour laquelle il a toujours exercé un fort pouvoir de séduction. Certes, Brejnev n’a jamais fasciné les foules, ni par la noirceur de son âme, ni par sa jubilation à transgresser les normes, même s’il s’est évidemment trouvé des personnes pour l’adorer jusqu’à écrire des vers en son honneur.
Dans un premier temps, Brejnev se hissa au pouvoir en jouant au « faux idiot » – stratégie qui n’était pas sans rappeler celle de Khrouchtchev, « bouffon du roi » de Staline. À son apogée, Brejnev fut un « dictateur aimable » ; sur la scène internationale comme à l’intérieur, il fut « une main de fer dans un gant de velours », un dirigeant qui s’efforça de parachever le travail de Staline, de « gagner la paix », une « paix » favorable à l’URSS évidemment. À la fin de sa vie, enfin, il fut un « héros ridicule », vaniteux et sénile, protagoniste de nombreuses histoires drôles, qui commença certainement à prendre conscience de l’impasse tragique dans laquelle il se trouvait. L’épilogue fut la perestroïka de Gorbatchev qui avait grandi à l’ombre de Brejnev. ♦