Absolument rien ne prédisposait, il y a quelques années, Mme Demélas, universitaire spécialiste de l’Amérique latine, à se plonger dans la guerre d’Indochine et à écrire cet ouvrage, Parachutistes en Indochine. Simplement, du fait des circonstances, une simple demande amicale, ce coup d’essai de l’auteur aboutit à un coup de maître en appliquant tout simplement la méthode historique, fondée sur la confrontation des sources primaires, après les avoir recensées.
Pour ce faire, Marie-Danielle Demélas a su tirer profit des sources archivistiques du Service historique de la défense, en appuyant son récit, aussi bien sur des témoignages peu ou pas utilisés jusqu’alors (celui du capitaine de l’époque de Puybusque par exemple), que sur des extraits de journaux de marche et des opérations, parfois tempérés par la froide réalité dévoilée par les rapports sur le moral de commandants de bataillons, peu soucieux parfois de complaire à leur hiérarchie (les extraits de ceux de Trinquier sont révélateurs à cet égard, mais l’auteur en cite également d’autres).
En effet, pour traiter son sujet, l’auteur, comme si souvent en ce domaine, ne s’en tient pas uniquement aux « figures » inévitables et aux combats si souvent rabâchés, mais présente une véritable fresque de l’évolution de l’emploi tactique des unités aéroportées, depuis leur rôle d’outil antiguérilla dans la profondeur du théâtre, comme envisagé initialement dans le cadre du Corps léger d’intervention (CLI) du tout début de la guerre d’Indochine, jusqu’à devenir les « pompiers » du Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient (CEFEO) en tant que réserves générales du commandant en chef.
Par des exemples judicieux, l’auteur illustre deux facteurs caractéristiques de l’engagement des troupes aéroportées en Indochine. Son évolution d’abord. Le général Gras, à la fois combattant d’Indochine au sein d’unités parachutistes et historien de ce conflit, a écrit que jusqu’à la fin de l’année 1948, un capitaine pouvait se déplacer pratiquement où il voulait en Indochine, avec sa compagnie parachutiste, alors que dans la dernière année du conflit, les opérations aéroportées se montaient et s’exécutaient au niveau du groupement aéroporté (GAP regroupant plusieurs bataillons) comme ce fut le cas pour Hirondelle (le raid sur Lang Son) ou Castor (la saisie de la position de Diên Biên Phu). En second lieu, le mythe du parachutiste auquel ce conflit a donné lieu. Le lecteur peut très bien distinguer, notamment à travers les différents témoignages rendus, comment l’image du parachutiste, combattant « souple félin et manœuvrier », s’est peu à peu construite et a envahi l’imaginaire militaire.
Alors que la majorité des ouvrages sur ce sujet se bornent à rapporter les combats, ou à glorifier, avec plus ou moins de bonheur, tel ou tel chef emblématique de telle ou telle unité, cet ouvrage a su éviter ces écueils. Traitant son sujet de manière complète, l’auteur expose tout l’environnement opérationnel des unités aéroportées, telles que les bases aéroportées, indispensables à leur soutien et à leur remise en condition, les contraintes liées au parachute, et même, ce qui est important, les conditions de mise sur pied des bataillons, en métropole ou en Afrique du Nord. En ce domaine, les dérives d’une instruction technique au saut en parachute un peu rapide ne sont pas occultées, défaut qui sera malheureusement à l’origine d’accidents en opérations, au moins dans les premières années du conflit. Les dissensions entre personnalités des troupes aéroportées ne sont pas passées sous silence, même si leur évocation ne constitue pas, et cela est bien normal, le fond du sujet.
Sujets connexes, mais souvent confondus et faussement assimilés, le jaunissement des bataillons et la mise sur pied de bataillons parachutistes vietnamiens sont rendus d’une façon particulièrement juste. La première démarche, inspirée par de Lattre, répond au souci de préservation des effectifs du CEFEO par l’adjonction d’une compagnie vietnamienne au sein de chacun des bataillons parachutistes, y compris ceux de la Légion. Les bataillons de parachutistes vietnamiens, BPVN, comme le 5e « baouane », relèvent de la mise sur pied de l’armée nationale vietnamienne, bras séculier de l’État vietnamien dont la France a reconnu et accordé l’indépendance au sein de l’Union française, par les accords de la Baie d’Along, en 1948. C’est dans cet esprit que de Lattre déclarait : « Je ne suis pas ici pour limiter votre indépendance, mais pour la réaliser. » Cette existence de l’indépendance vietnamienne, aujourd’hui un peu oubliée, sinon méconnue, même si elle s’est incarnée dans la personnalité discutable de Bao Daï, et a été mise à mal par le trafic des piastres, qui constituait quand même une réalité juridique bien réelle.
Le récit des combats est sobre et bien rendu, et même, il est possible de se laisser surprendre à lire un jugement négatif sur Na San de la part d’un commandant du 2e BEP, ce qui n’est pas courant dans l’historiographie du conflit. La bataille de Diên Biên Phu occupe bien évidemment une bonne place. Dans la description du camp retranché, il est curieux que parmi les témoignages recueillis par l’auteur, personne n’ait eu la présence d’esprit de lui indiquer que les prénoms féminins donnés aux centres de résistance répondaient tout simplement à un baptême de terrain, chacun d’eux correspondant à une des huit premières lettres de l’alphabet, depuis le « A » d’Anne-Marie, jusqu’au « I » d’Isabelle, baptême plus élégant que celui de l’alphabet de la procédure radio ! La faute de Langlais, qui avait inclus des bataillons paras dans la défense du réduit central, alors que leur emploi était planifié pour lancer des contre-attaques n’est pas relevée. L’emballement médiatique pour Diên Biên Phu est bien rendu, en opposition avec l’indifférence totale dont la presse métropolitaine avait couvert la guerre d’Indochine, même au cours de « l’année de Lattre ».
Alors que la plupart des récits de la guerre d’Indochine s’arrêtent au cessez-le-feu et au retour des survivants des camps de prisonniers viets, l’auteur poursuit le sien jusqu’au départ effectif des dernières unités, un peu moins de deux ans après la signature des Accords de Genève. Le lecteur peut alors y découvrir l’amertume des combattants, due aux déconvenues qui ont marqué la fin de la présence française, le repli du corps expéditionnaire, la démoralisation au sein des unités et, enfin, l’hostilité des instances officielles sud-vietnamiennes, et même de la part de la population dans son ensemble.
Bref, voici un livre bien écrit et agréable à lire, mêlant avec aisance considérations générales et témoignages de combattants avec des détails d’organisation ou tactiques, et des références de pièces officielles. Bref, un ouvrage complet, même si, d’emblée, l’auteur a pris le parti de situer ses recherches et sa réflexion sur le niveau tactique de l’engagement du bataillon parachutiste, sans se perdre dans des considérations politico-stratégiques, qui dépassent la simple histoire des parachutistes en Indochine. Nul doute que cet ouvrage comblera l’attente des lecteurs intéressés par la « chose militaire » en règle générale, comme ceux qui le sont des affaires d’Extrême-Orient. Chez les anciens parachutistes d’Indochine, largués un beau matin dans une rizière inconnue, aujourd’hui parvenus à l’automne de leur vie, nul doute que ce livre n’éteindra sûrement pas le « mal jaune » dont ils sont atteints depuis leur jeunesse, bien au contraire !
Notons que l’auteur vient d’achever un autre ouvrage, une sorte de suite à celui-ci, Parachutistes en Algérie (1954-1958). ♦