Ancien ambassadeur, et enseignant au Centre d’études diplomatiques et stratégiques, Eugène Berg retrace à travers cet ouvrage la création de l’ordre mondial. Pour ce faire, l’auteur prend le parti d’appuyer sa démonstration sur le concept du « piège de Thucydide » (1) qui sera régulièrement évoqué au cours du livre. Autrement dit, selon ce concept, les successions de guerres majeures entre puissances hégémoniques et forces et nations émergentes donneraient lieu à de nouveaux équilibres. Eugène Berg dénombre quatre grandes phases qui ont mené à l’ordre dans lequel nous vivons aujourd’hui.
La première phase identifiée, les « prémices de l’équilibre des puissances », s’étend de la période des guerres d’Italie (1494-1559) jusqu’à la guerre de Trente Ans (1494-1559). Les États-nations, véritable charpente de ce que l’on appellera plus tard le « Concert européen », vont s’assembler en groupes politiques sous une autorité monarchique. L’auteur illustre son propos avec l’exemple de la ligue de Venise. Rejointe par de nombreux contractants, cette coalition italienne antifrançaise, véritable « prototype de la coalition moderne », a pour objet de préserver l’équilibre international contre tout impérialisme perturbateur.
Les guerres entre puissances se succèdent et le 24 octobre 1648 est signée la paix de Westphalie. Cette dernière met un terme à la guerre de Trente Ans impliquant l’ensemble des puissances du continent. Pour la première fois dans l’histoire, s’établit l’ébauche d’un concert des nations, « véritable république des puissances ». Les pays s’équilibrent plus ou moins les uns les autres par un système d’alliances et de coalitions. Toutefois, ils ont la volonté de préserver leur souveraineté et leur indépendance.
La deuxième phase est basée sur cet équilibre européen qui règne entre les États-nations jusqu’aux guerres de la Révolution française (1792-1802) et de l’Empire – aussi appelées guerres napoléoniennes – (1803-1805). Après avoir triomphé face à Napoléon 1er, l’Autriche, l’Angleterre, la Prusse et la Russie signent au côté du nouveau souverain Louis XVIII le traité de Vienne en 1814. Il vise à établir une paix solide, fondée sur « une répartition des forces entre les puissances ». En parallèle, entre septembre 1814 et juin 1815, a lieu le Congrès de Vienne qui permettra, aux vainqueurs, de déterminer les nouvelles frontières de l’Europe et les conditions de la paix afin d’établir un nouvel ordre pacifique.
La troisième phase commence sur cette étape clé dans la constitution de l’ordre européen. Eugène Berg évoque le second traité de Paris de novembre 1815. Celui-ci pose les bases d’un Conseil de sécurité européen qui va rythmer la vie politique sous la Restauration ; ce sont les prémices d’une organisation internationale. C’est aussi la première organisation des rapports entre puissances, basée sur des principes et des objectifs communs qui durera jusqu’à la Grande Guerre. Bien qu’écorné avec le Printemps des peuples (1848) puis la guerre de Crimée (1853-1856), on assiste avec la Première Guerre mondiale à la dissolution du concert et de l’ordre européen de Vienne. « Avec la guerre ce n’était pas seulement la vieille Europe qui avait disparu, avec sa diplomatie traditionnelle, ses intrigues, ses combinaisons d’alliances, mais tout le système d’équilibre des puissances mené à sa perfection avec le concert européen » (p. 405).
La « fin des hostilités » marque la naissance de la dernière phase : celle de l’organisation mondiale. Le concert européen est en bout de course et laisse la place à la Société des Nations (SDN), en 1919 avec pour objectif le maintien d’une paix durable. Toutefois, comme l’histoire le montrera, elle échouera dans sa politique de sécurité collective et, le 1er septembre 1939, l’Allemagne envahit la Pologne, entraînant ainsi la Seconde Guerre mondiale. L’auteur considère l’année 1945 comme le marqueur de la mort de l’ordre européen et l’entrée dans l’ordre mondial. Avec l’institution de l’ONU par les représentants de cinquante États, la communauté internationale gravira de « nouveaux échelons en termes de responsabilité et de solidarité, de permanence et d’organisation structurelle ; à l’image d’un monde plus diversifié qui quittera les rivages de la Méditerranée, de la Baltique ou de la Manche pour s’étendre sur les bordures immenses de l’océan mondial » (p. 310).
La progression vers l’ordre mondial ne s’arrête néanmoins pas en 1945. Pour les amateurs d’histoire, un ouvrage ultérieur prévu par l’auteur s’intéressera aux affrontements bipolaires entre les États-Unis et l’URSS qui caractérisent la fin du XXe siècle, jusqu’à nos jours. ♦
(1) Gilles Vandal, « La révolution sino-américaine et le piège de Thucydide », Perspective Monde, 25 mars 2019 : « Thucydide, un historien grec du IVe siècle avant notre ère, étudia les causes de la guerre du Péloponnèse. Dans son analyse, il développa la théorie que cette guerre était presque inévitable, parce que Sparte, une puissance bien établie, ne pouvait accepter de voir son statut remis en question par Athènes, une puissance émergente. La menace générée par l'ascension d’Athènes rendit ainsi la guerre inévitable. Le concept du piège de Thucydide était né. »