Selon l’auteur, et c’est ce fait qui a motivé la rédaction de son livre, il ne reste qu’une zone sur la Terre où deux États nucléaires se menacent quotidiennement, missiles à l’appui : la mer de Chine méridionale où les États-Unis et la Chine se défient. La compétition globale engagée entre les États-Unis et la Chine est aujourd’hui un fait stratégique avéré. Ne doit-on pas y ajouter le dangereux face-à-face Inde/Pakistan, deux puissances nucléaires qui se sont déjà affrontées à quatre reprises ? Mais il est vrai, que dans le contexte de ce qu’il est convenu d’appeler la nouvelle guerre froide ou le complexe de Thucydide, ces deux États, l’une puissance mondiale, l’autre aspirant à le devenir pleinement, s’affrontent de plus en plus ouvertement, s’appuyant sur les socles militaires qui fondent leur puissance. Quelles sont les forces en présence ? Quelle pourrait être l’issue de ces affrontements ? Une première guerre nucléaire ? Sera-t-elle globale, peut-elle être limitée, ce qui est peu confirme à la nature même du nucléaire. Du côté américain, on connaît parfaitement ce que sont les missiles, la doctrine et l’emploi. Toute l’histoire de l’Arms Control n’a-t-il pas été après tout un effort sans relâche pour faire partager à l’autre une grammaire commune, celle de la dissuasion, avec son principe de base, la MAD, la destruction mutuelle assurée.
À l’autre extrémité du Pacifique un pays plus tard venu dans le club nucléaire, mais qui depuis plus de dix ans, la Chine, s’exprime et qui peut-être ne partage pas la même approche. Les deux pays ont -ils partagés leurs vues en de domaine ? L’auteur en donne un exemple parlant. Le 6 août 2020, le missile nucléaire chinois DF-26, tueur de porte-avions, est en vedette. En réponse à ce qu’elle considérait comme une provocation, un exercice réunissant deux porte-avions américains en mer de Chine méridionale, la Rocket Force de l’Armée populaire lançait en leur direction ce missile balistique antinavire. Elle fait ainsi savoir aux États-Unis qu’ils ne peuvent plus utiliser leur 7e Flotte pour intervenir dans les affaires intérieures de la Chine et menacer sa sécurité nationale. Washington constate qu’en réponse à leur exercice, les forces nucléaires chinoises ont pu répliquer dans l’heure. L’Armée populaire de libération doit être prise au sérieux.
Dès les années 1960, il y avait nécessité pour la Chine, ouvertement menacée par les États-Unis, de se doter d’armes nucléaires. Elle y est parvenue seule, après le refus de Khrouchtchev en 1959 de continuer la coopération nucléaire avec une puissance qui commençait à le défier. Pour ce faire, elle a réuni une équipe de très jeunes physiciens de génie, pour deux d’entre eux au moins : Deng Jiaxian et Yu Min, capables de passer du plus haut niveau théorique aux architectures et aux montages, comme le prouvent les résultats auxquels ils sont parvenus. À l’annonce de l’explosion de la première bombe chinoise, le 16 octobre 1964, dans le désert du Lop Nord, la doctrine d’emploi de ce que seront les armes nucléaires chinoises est fixée. Elle respecte les principes de modération et de prudence fixés par Mao Zedong et Zhou Enlai : l’atome chinois est uniquement défensif, il met le pays à l’abri du chantage nucléaire d’où qu’il vienne. Des principes qui ont pour corollaire toute une politique. La République populaire, tout en modernisant résolument ses forces, refuse d’entrer dans la course aux armements ; elle ne fera pas usage de ses forces contre un pays non nucléarisé et ne le menacera pas. Pas de parapluie et a fortiori pas de déploiement nucléaire à l’étranger, si bien qu’au final les armes nucléaires de champs de bataille, tactiques sont inutiles et ne sont donc pas développées. Pas d’ultime avertissement comme l’a conçu, un moment, la France.
Les États-Unis, durant des années ont été marqué par le faible nombre de têtes nucléaires (de l’ordre de 150 à 200) et les caractéristiques de vecteurs optimisés pour des emplois stratégiques. Des armes qui n’ont pas toujours été crédibles. La révolution culturelle a dispersé ceux qui les avaient conçues et pendant des années elles n’ont que médiocrement progressé. On doit donc oublier ce qu’elles ont été jusqu’à l’année 2017, pour ne considérer que ce qu’elles sont à présent.
Après cinquante ans d’immobilisme idéologique, les têtes nucléaires ont rejoint l’état de l’art ; miniaturisées, d’environ 160 kilos, elles ont les mêmes dimensions que leurs semblables américaines, russes ou françaises et sont indépendamment manœuvrables. Leur nombre restait inférieur à 200 ; il est désormais appelé mécaniquement à croître et à dépasser le nombre de têtes françaises, faisant de la Chine la troisième puissance nucléaire mondiale, avec un arsenal qui frôlera les 400. La composante stratégique repose sur les missiles mobiles DF-41, missiles mirvés de six à dix têtes, couvrant le territoire des États-Unis, mis en service en 2019. Leurs performances égalent celles des derniers missiles français. Il pourrait encore s’y ajouter des missiles en silo à propulseur liquide DF-5C rénovés.
Les missiles de premier rang, préstratégiques, sont les missiles DF-26. On retiendra qu’ils sont la principale menace qui pèse sur les navires et les bases américaines dans la zone Asie-Pacifique. Ce n’est probablement pas avant 2035 que la Chine pourra disposer d’une composante nucléaire maritime majeure, avec un sous-marin de type 096 porteur de missiles JL-3 de 12 000 kilomètres de portée en opération. Les forces nucléaires chinoises seront enfin parvenues à maturité. Ces forces et les missiles à charge conventionnelle DF-17 et DF-21, des « tueurs de porte-avions », qui leur sont associés, sont là pour contrer la seule menace sérieuse qui pèse sur la Chine : une éventuelle agression perpétrée par des forces maritimes conduites par les États-Unis en mer de Chine méridionale.
Pour contrer les manœuvres de la 7e Flotte, on peut croire que la Chine, qui s’interdit de lancer la première frappe, a su concevoir des mises en garde qui ne laissent pas de place au doute sur la détermination ultime du pays. Selon la philosophie chinoise, elles chercheront à surprendre, à effrayer. La plus spectaculaire pourrait être l’évacuation de grandes métropoles chinoises : Guangzhou, Shenzhen, Tianjin, Wuhan. On imagine qu’elle pourrait être la détresse des habitants de Chicago, Houston, Philadelphie, si leurs homologues chinoises étaient vidées de leurs habitants dans la crainte de frappes nucléaires. À supposer que ce ne soit pas suffisant, on peut supposer le recours à une dernière semonce non létale : une explosion à très haute altitude, génératrice d’impulsions électromagnétiques, au large entre Los Angeles et San Diego, faisant disjoncter pour des jours les réseaux électriques sur le territoire américain. Quelques îlots inhabités en mer de Chine ou l’indépendance de Taïwan, peuvent-ils justifier de risquer la vie de millions d’Américains ? Pour lui la partie est perdue avant même d’être jouée. C’est là le résultat majeur de son étude qui sera et devra être contesté. Si le duel nucléaire sino-américain était aussi simple, sinon simpliste, pourquoi tant de questionnements. N’oublions jamais le brouillard de la guerre.
Pour la Chine, poursuit-il, une victoire, mais à quel prix ? Une paix impossible, et les États-Unis et leurs alliés pour ennemis durant des décennies. La Chine, le sait, et elle reste prudente et, année après année, menace, mais en veillant à ne pas porter de coup. Avec les États-Unis, ne doit-elle pas plutôt rechercher une solution de compromis qui soldera enfin la guerre froide en mer de Chine ? Beau raisonnement, mais l’affrontement sino-américain n’est nullement circonscrit à cette zone aussi vitale soit-elle. Peut-on espérer dans un avenir plus ou moins éloigné la réunification des deux Corées, et un statut qui garantirait l’autonomie de Taïwan. Un accord « gagnant-gagnant », qui permettrait d’amorcer un désarmement nucléaire. Pour le moment, on sait que c’est la Chine qui s’est dérobée à toute discussion sur le nucléaire, comme Washington l’a proposé sur l’accord INF. Certes, depuis les premiers jours de la République populaire, la Chine se déclare championne du désarmement. Aujourd’hui encore c’est un prétexte pour user de démagogie auprès des États dénucléarisés, et une opportunité pour dénoncer en toute occasion le surarmement américain. Mais peut-on se fier à un pays qui, dans le même temps, ne cesse de moderniser ses forces ? Elle ne peut pas encore se faire entendre, car trop de pays voient en elle un prédateur qui ne vise qu’à dominer le monde. La Chine doit donc trouver un pays qui plaide avec elle de concert. La France pourrait être celui-là si les plus hautes autorités chinoises admettaient qu’avec la France, elles poursuivent un but commun, ce qui est loin d’être le cas. Il y a peu de chances donc comme le suggère Édouard Valensi que la France s’engage dans un tel rapprochement. ♦