Depuis les attentats du 11 septembre 2001 et surtout ceux advenus en France en 2015, la question de l’Islam est, écrit Olivier Hanne, devenue obsédante dans les débats, lesquels concluent inévitablement à une incompatibilité de nature entre la religion musulmane et le monde européen. En fait, ne l’oublions pas, c’est dès la guerre d’Octobre et l’utilisation de l’arme du pétrole par les pays arabes membres de l’OPAEP, l’Organisation des pays arabes exportateurs de pétrole, que la question des rapports entre Islam et Occident a intéressé un plus large public. Ce qui était un objet de recherche et d’étude d’un petit cercle de spécialistes, Henri Corbin, Jacques Berque, Maxime Rodinson, pour ne citer que ceux-ci, a littéralement envahi la place publique depuis l’affaire du foulard islamique de novembre 1989 à Creil.
Ce n’est pas tellement l’aspect cultuel de l’Islam qui soulève le débat, la manière de prier ou le hadj ne font guère l’objet des enjeux. Les interrogations, doutes et critiques portent sur des questions plus larges auxquelles de larges portions de la population française se trouvent confrontées : la place de la femme, l’éducation, la nourriture, le rapport à la France et à la République, la liberté personnelle, la sexualité, sans parler du terrorisme, du trafic de drogue, de la criminalité, qui posent des problèmes dirimants de sécurité et donnent lieu à tant de généralisations et d’amalgames et où aspects intérêts et extérieurs sont souvent intimement mêlés. Chacun a le sentiment, plus ou moins confus, que l’Islam est plus qu’une religion à la manière du christianisme, mais qu’il englobe au contraire des domaines multiples. Car l’islam comme religion est aussi l’Islam comme civilisation, l’une est dite musulmane, l’autre a pour adjectif islamique, tandis que le christianisme n’est pas – ou n’est plus – l’Europe et l’Europe n’est pas que le christianisme. On se souviendra de la polémique sur les racines chrétiennes de l’Europe que Jacques Chirac s’est refusé d’inscrire dans les nouveaux traités européens, une décision lourde de conséquences.
À cause de l’Histoire et de leur nature, l’Europe et l’Islam ne se rencontreraient pas, l’Europe et l’islam seraient inconciliables. Sur un sujet aussi complexe et controversé, il faut en passer par la notion de civilisation, car c’est bien de cela qu’il s’agit derrière l’impression d’apparente incompatibilité entre l’Europe et l’Islam : l’impossible rencontre entre deux univers dont les définitions englobent la religion, mais la dépassent. Le mot civilisation est, indique Olivier Hanne, apparu au XVIIIe siècle afin de signifier le caractère civil de la vie en société, c’est-à-dire éclairée et organisée, puis il s’élargit au siècle suivant pour qualifier les cultures avancées et supérieures, dont évidemment l’Europe. En 1835, le dictionnaire de l’Académie la définit comme « l’action réciproque des arts industriels, de la religion, des beaux-arts et des sciences ». En allemand, à cette époque, on parle plutôt de Kultur. Pour Oswald Spengler d’ailleurs dont Le Déclin de l’Occident vient d’être réédité, avec un avant-propos suggestif de Johann Chapoutot, c’est la culture qui, en se dégradant, se mue en civilisation et meurt. Ce sont l’anthropologue Marcel Mauss et le sociologue Émile Durkheim qui devaient lui donner une acception neutre et efficace dans un article paru en 1913, « Note sur la notion de civilisation ».
Il existe donc des phénomènes sociaux qui ne sont pas strictement attachés à un organisme social déterminé, ils s’étendent sur des aires qui dépassent un territoire national ou bien ils se développent sur des périodes de temps qui dépassent l’histoire d’une seule société. Ils vivent d’une vie en quelque sorte supranationale […]. Tous les peuples qui parlent une langue indo-européenne ont un fond commun d’idées et d’institutions […]. Il existe, non pas simplement des faits isolés, mais des systèmes complexes et solidaires qui, sans être limités à un organisme politique déterminé, sont pourtant localisables dans le temps et dans l’espace. À ces systèmes de faits sociaux et culturels qui ont leur unité, leur manière d’être propre, il convient de donner un nom spécial : celui de civilisation paraît le mieux approprié. Cette définition n’a pas vieilli dès lors qu’on l’applique comme une grille de lecture parmi d’autres, sans exclusive.
En quoi les civilisations européenne et islamique ont-elles été différentes et le sont-elles encore ? Le sont-elles de manière générale ou existe-t-il des points d’accord et de comparaison qui permettent d’établir un dialogue, voire une vie commune, un « vivre ensemble » comme le veut l’expression actuelle ? C’est bien à cet exercice de morphologie historique à la Spengler que se livre Olivier Hanne. Mais, évoquer les civilisations après la publication en 1996 du livre de Samuel Huntington, Le Choc des civilisations (The Clash of Civilisations and the Breaking of World Order), semble relever de l’audace. Le monde futur que le célèbre professeur d’Harvard décrit paraît enfermé dans des déterminismes anxiogènes. Dans ce monde nouveau, de l’après-guerre froide, les conflits les plus étendus, les plus importants et les plus dangereux n’auront pas lieu entre classes sociales, entre riches et pauvres, entre groupes définis selon des critères économiques, mais entre peuples appartenant aux neuf différentes entités culturelles. Les études universitaires ont démontré que les contre-exemples étaient si nombreux qu’ils invalidaient cette théorie. Les méthodes sociologique et historique plaident contre l’enfermement des identités et pour une autonomie de l’individu à l’égard du religieux. Toutefois, la critique de la thèse d’Huntington dépassa son livre pour dénoncer la notion de civilisation elle-même, qui serait scientifiquement indémontrable et porteuse de discriminations historiques.
Ainsi, l’Espagne n’aurait pas été conquise au VIIIe siècle par des soldats musulmans pour imposer l’islam, mais par des troupes arabo-berbères liguées de façon opportuniste. Il en fut de même de la mythique bataille de Poitiers, qui n’opposa pas de manière binaire Français chrétiens aux Arabes musulmans, mais comportant des éléments divers dans chaque camp. Pourtant la notion de civilisation ne peut être évacuée sous prétexte qu’elle a été instrumentalisée. De fait, les cultures et les contextes évoluent et l’on ne peut soutenir que l’Europe du XIIe siècle, en pleine croisade, interagissait avec les terres d’Islam de la même manière que dans le monde globalisé du début du XXIe siècle. On peut éventuellement juxtaposer deux civilisations de manière synchronique, à une date donnée et en redéfinissant systématiquement les espaces qu’elles englobent, mais on ne peut le faire dans l’absolu, de manière achronique, sans temporalité. Oswald Spengler a d’ailleurs fait de la non-continuité une loi historique. Qu’est-ce que l’Europe en 1515 lorsque François Ier devient roi de France et remporte la bataille de Marignan ? Qu’est-ce que l’Islam en 1517 lorsque le sultan ottoman Sélim Ier conquiert l’Égypte et devient calife ? Alors seulement peut-on proposer des pistes comparatistes sur des thèmes particuliers : le gouvernement, la littérature, la place de la religion et des clercs, la loi, etc. C’est à ces conditions qu’une approche combinée des civilisations européenne et islamique paraît envisageable. C’est dans ce sens qu’Olivier Hanne a écrit cet ouvrage qui examine tant de questions qui nous interpellent continuellement. Il ambitionne de donner des clés historiques de comparaison entre les univers islamique et européen en étudiant leurs repères temporels, spatiaux, sociaux, leurs références religieuses et leurs appartenances communautaires et politiques, et ce, à travers toute leur chronologie et toute leur géographie. Un effort louable, véritable gageure qui aurait quelque chose de ridicule si elle se voulait complète.
Il ne s’est pas agi pour lui, même pas de faire un résumé de l’histoire de l’Europe et de l’Islam, il s’est plutôt livré dans cet essai de donner des pistes pour une réflexion comparatiste raisonnée à partir d’exemples choisis, de contre-exemples et d’idées-forces. Ses thèmes de prédilection ne sont pas prioritairement ceux qui agitent les débats médiatiques actuels – les femmes, le voile, la guerre – car ceux-ci masquent l’essentiel des problématiques et les nœuds qui distinguent effectivement les deux civilisations. Il se propose d’aborder ces parallèles entre l’Europe et l’Islam selon trois points de vue anthropologiques : les repères, les références et les appartenances. Les repères sont les marqueurs culturels qui donnent aux sociétés leur ancrage dans le temps, l’espace et la société : quelle est notre histoire ? Quelle est notre géographie ? Quel est notre groupe ? C’est ce que Spengler nomme « Origine et paysage ». Les références sont les autorités invisibles : textes sacrés, lois morales, divinités, qui préexistent et donnent aux individus leurs injonctions quotidiennes : à qui obéir ? Qui dois-je prier ? Quelles sont mes valeurs ? Enfin, les appartenances fixent la personne dans un ensemble politico-religieux auquel elle doit s’identifier et participer : quelle est mon église ? Quel est mon pays ? Qu’attendent-ils de moi ?
Au terme de sa vaste investigation (on appréciera outre sa riche bibliographie, son lexique d’une dizaine de pages), Olivier Hanne se veut optimiste, comment ne le serait-il pas ? À ses yeux l’état habituel des relations historiques entre les civilisations européenne et islamique est le contact et l’interaction, et parfois, pour le meilleur et pour l’affrontement et le métissage. Tout est affaire de proportion et d’époque, c’est là qu’est le fond de la question. C’est entre ces écueils que louvoient en permanence l’Europe et l’Islam, que chacun cherche à se reconnaître dans son rapport à l’autre. Mais entre l’Europe et l’Islam, il n’y a ni séparation durable ni cloison étanche. Disons-le plus qu’un état de fait, il s’agit d’un horizon, dont il nous appartient à tous de nous rapprocher. Cela exigera beaucoup d’efforts, de larmes, de sang aussi, mais avons-nous d’autres issues ? ♦