Avant d’être l’auteur de Vie et destin, considéré comme le Guerre et paix du XXe siècle, publié en 1960 en URSS, et en 1980 en Occident, Vassili Grossman est celui de Carnets de guerre publiés chez Calmann-Lévy en 2007. S’y ajoutent ces Années de guerre, qui datent de 1946, déjà publiés aux Éditions Autrement en 1993. Voilà qu’ils sont republiés délestés de leur postface, mais agrémentés d’une préface de l’écrivain Mathias Enard. Nous n’entrerons pas dans la polémique portant sur les passages de l’édition princeps parue en 1946 qui ont été coupées par l’éditeur, car consacrées à l’éloge du régime stalinien que l’auteur avait été contraint d’écrire pour passer la censure. Avec le recul du temps, cela ne semble pas essentiel. Reste donc la qualité et la densité du témoignage qui, parmi tant de récits de guerre, rend la lecture des Années de guerre « inoubliable ».
Pendant trois ans, Grossman a parcouru des milliers de kilomètres depuis Voronej et Briansk jusqu’à Stalingrad et enfin tout le chemin depuis la Volga jusqu’à la Pologne. En toutes saisons, il a été au cœur des combats, au plus près de la violence de la guerre. Lorsqu’il a cherché à s’enrôler, après le déclenchement de l’opération Barbarossa en juin 1941, on l’écarta, car il est myope et en surpoids. C’est en écrivain et journaliste qu’il va combattre en suivant les soldats… C’est un poignant témoignage que le sien. Il relate nombre d’atrocités, dans un style dépouillé quasi clinique qui en fait toute la force, comme ce passage. « Par un matin sombre et plein de vent nous avons rencontré un petit garçon à l’orée du village de Tarassévitchi. Âgé de treize ou quatorze ans, il était extrêmement maigre et une peau d’un jaune terreux couvrait ses pommettes ; de grosses bosses ressortaient sur son crâne et ses lèvres étaient sales, exsangues comme celles d’un mort tombé face contre terre. Son regard était si las, et on ne voyait dans ses yeux ni joie, ni tristesse, ni vie. Ils sont terribles à voir, chez les enfants, ces yeux de vieillard cernés et morts. — Où est ton père ? — Tué, fit-il. — Et ta mère ? — Morte. — Et des frères, des sœurs, en as-tu ? — Ma sœur, déportée en Allemagne… — Il t’en reste au moins, quelqu’un de ta famille ? — Non, brûlés dans le village des partisans. »
Tous les textes de ces Années de guerre ont été publiés dans Krasnaïa Svezda, l’organe de l’Armée rouge, les plus longs découpés en feuilleton. Staline les lisait presque tous avant de leur accorder son imprimatur. Il ne s’agit pas toujours de reportages, ils comportent un certain nombre de fictions, où les personnages imaginaires représentent les héros du front. Sous le scalpel de Grossman, c’est toute une épopée qui revit, où se côtoient les images de l’héroïsme et du soldat déchu. C’est par ces mots que se termine son récit : « L’avance victorieuse de l’Armée rouge à travers l’Allemagne fixe la date de la mise en jugement des bandits, des bourreaux et des assassins. Jugement d’une sévérité sans précédent dans le monde. Ce ne sera point un jugement sommaire de nature à faire périr l’innocent, tandis que le bandit aurait la vie sauve. Pareille chance de salut ne sera pas ménagée à ceux dont les mains sont souillées de sang, ni à ceux qui ont incité aux pires forfaits contre l’humanité, par des ordres, par des publications, par d’infâmes discours démagogiques. L’heure de l’expiation a sonné. Les Allemands auront à restituer le produit de leur vol. L’Allemagne répondra de tout ce qui a été brûlé, détruit, explosé. Sur cette terre rude et honnête, la paix pour les peuples du monde ne repose pas sur la rémission universelle des péchés ; elle repose sur le lourd granit de la juste loi du châtiment. Le temps viendra où le peuple allemand pourra regarder honnêtement en face les autres peuples du monde ; où, dans le pays du sombre brouillard, de l’obscurantisme et du mal, en ce pays où la loi des ténèbres présidait à la vie, où sur les murs s’étale cette inscription : “La lumière, c’est ta mort”, les hommes se souviendront de nouveau des paroles prononcées à sa mort par le grand Goethe : “De la lumière, encore plus de lumière !” » ♦