Otto von Bismarck est un géant de l’histoire. Comme Napoléon avant lui, il domine de sa stature le XIXe siècle tant allemand qu’européen et sa marque a perduré bien après lui. Ce n’est pas pour rien que Henry Kissinger, le place au sein de son Panthéon des grands hommes d’État, aux côtés de Richelieu et de Gaulle. Entre ces trois géants que de similitudes. Avant tout ce furent des réalistes, jugeant à la perfection les rapports de force, la psychologie des acteurs, faisant foin des idéologies. Après avoir rassemblé les États germaniques du Nord au sein de la Confédération de l’Allemagne du Nord en 1867, Otto von Bismarck, ambassadeur à Saint-Pétersbourg de 1859 à 1862 venait d’être nommé à Paris, lorsque Guillaume Ier l’appela à Berlin où le 23 septembre 1862 il devint chancelier. En attendant sa nomination, il eut la possibilité de rencontrer Napoléon III à Biarritz.
Cette entrevue démontra à ses yeux l’incohérence de l’empereur des Français qui associait capitalisme et libéralisme, respect des nationalités et expansionnisme, admiration sélective pour l’Allemagne. Bismarck qui nourrissait quelque inquiétude vis-à-vis des Français en fut débarrassé. On sait l’habileté quasi diabolique qu’il déploya avec sa fameuse dépêche d’Ems, qui précipita la France dans la guerre. Bismarck, venu de Varzon à Ems, furieux, frustré de la manœuvre qu’il mijotait, envisagea de démissionner et rentra à Berlin. « Je considérais [écrit-il dans les Mémoires] que voici cette humiliation devant la France et ses manifestations fanfaronnes comme pire que celle que d’Olmütz. J’estimai que la France escompterait le renoncement du prince comme une satisfaction qui lui était accordée. Elle penserait qu’une menace de guerre, eût-elle le caractère d’une offense et d’une insulte internationales, eût-elle été faite en saisissant le premier prétexte venu d’une guerre contre la Prusse, suffirait pour forcer celle-ci à la retraite même dans une cause juste. »
L’intérêt de cet ouvrage est bien sûr la claire pensée du chancelier de fer, mais aussi l’éclairante préface de Jean-Paul Bled de seize pages qui en éclaire les enjeux et la portée. Signe des « grands », Bismarck est difficilement classable. À la fois conservateur et révolutionnaire, il allie les contraires avec maestria. Par ses origines, il appartient au milieu des junkers. Il en épouse les valeurs et le mode de vie avec habileté. Ainsi, bien qu’obligé par ses fonctions de séjourner souvent à Berlin, il restera jusqu’au bout un homme de la terre et de la nature, aimant à se ressourcer sur ses domaines dès qu’il en a l’occasion. Quand, après 1871, il y fera de fréquents séjours, il y retournera d’abord pour soigner sa santé fragile, mais aussi parce qu’il aimera s’y retrouver dans son élément loin de Berlin.
Il entre dans l’arène politique en 1848 sous le drapeau du conservatisme et participe au premier rang à la fondation du parti conservateur prussien. Ses adversaires le traitent même de réactionnaire impénitent, sans qu’il en ait cure. Ils ne manquent pas de relancer l’accusation quand il devient en septembre 1862 ministre-président à la faveur de ce qui s’apparente à un coup d’État. Pendant plusieurs années, il gouverne contre la Diète contrôlée par les libéraux, ignorant superbement exercice après exercice, leur opposition au budget qui leur est présenté. Il fut aussi un réaliste et voyait loin. Après Sedan et la défaite du IIIe Empire, Bismarck aurait pu obtenir plus et s’en est expliqué. Le 22 novembre 1870, il entra dans le cabinet où travaillaient ses secrétaires et fit apporter du champagne. « Celui qui écrira l’histoire à la manière ordinaire, pourra dire : l’imbécile aurait pu demander davantage, il l’aurait obtenu et il aurait fallu que les autres en passassent par-là. Mais moi j’avais plus à cœur qu’ils fussent satisfaits de la chose. Et je sais moi, qu’ils s’en sont allés satisfaits. Le traité a ses lacunes, mais il n’en est que plus solide. »
Bismarck, le réaliste était conscient de l’état des choses. Dès août 1871, il avait déclaré au chargé d’affaires français à Berlin : « Si nous tenons à une paix durable, nous avons commis une erreur en reprenant l’Alsace-Lorraine. Car ces provinces nous mettent plutôt dans l’embarras, car c’est comme une Pologne qui aurait la France derrière elle. Les Alsaciens, dit-il à une délégation, je les ai de tout temps considérés comme l’élite du peuple français et ils ont à mes yeux l’avantage de posséder un peu de bon des deux nations. Si je pouvais marier les Françaises à nos meilleurs Allemands, j’obtiendrais une race d’hommes magnifiques. » Bismarck a répété après 1870 qu’il avait été avant tout un Européen. Il l’a été dans les grandes lignes de sa politique extérieure, d’autant plus qu’il ne se donna jamais pour un nationaliste, et qu’il ne crut et ne déclara jamais que son peuple était un peuple d’élite. Il était absolument dénué du vulgaire amour de la patrie note un de ses biographes. Une autre conséquence stratégique à long terme doit être retenue. Ayant désormais face à elle cette masse continentale, où la France pourrait-elle prendre les sommes considérables que de tels aménagements exigeaient pour sa défense, sinon dans la Marine au profit de l’Armée de terre.
Que de portraits sont brossés avec talent dans ces Mémoires. Le plus intéressant est le jugement qu’il porte sur Guillaume II, à l’évidence un cas particulier. Son respect du principe monarchique interdit à Bismarck de l’attaquer de front. Pour autant, il n’est pas prêt à lui pardonner les conditions dans lesquelles il a été chassé de la chancellerie, sans égard pour les services qu’il avait rendus pendant vingt-huit ans à la Prusse et au Reich. Pour le faire savoir, il utilise des voies détournées. Quand il insiste sur l’importance de la relation germano-russe qui fut une constante de sa politique, on lit entre les lignes qu’il blâme Guillaume II de l’avoir ignoré et de porter la responsabilité de l’alliance franco-russe conclue dans la foulée. Autre signal fort envoyé, il dresse, à la fin du second volume, successivement de longs portraits de Guillaume Ier, puis de Frédéric III. Pas un seul mot, en revanche, n’est accordé à Guillaume II.
Dès leur parution, les Mémoires de Bismarck sont un énorme succès de librairie. Le premier tirage de 100 000 exemplaires est épuisé au bout de quelques jours ; les 200 000 du deuxième tirage partent aussi vite. L’ouvrage s’installe rapidement au rang de ces classiques que toute bonne bibliothèque doit posséder. Sa notoriété franchit les frontières du Reich, et nombreuses traductions en sont publiées à l’étranger. S’inscrivant dans ce mouvement, la traduction française paraît dès l’année suivante. Ses Mémoires consacrent la revanche posthume de Bismarck sur Guillaume II. Les conseillers du souverain avaient bel et bien raison de penser qu’ils risquaient de porter un coup au prestige de leur maître. Entre l’empereur et le chancelier, entre la grandeur factice de l’un et la grandeur réelle de l’autre, les Allemands ont tranché : Guillaume II a subi un dommage dont il ne se remettra jamais vraiment. L’ouvrage participe à l’édification de la légende alors en voie de formation autour de la figure de Bismarck. Qu’importe sa partialité, son manque d’objectivité, voire ses inexactitudes, qui ne pèsent pas sur le jugement de l’opinion qui retient de Bismarck l’image qu’il a voulu lui transmettre : celle du bâtisseur de l’unité. Objet d’un culte qui prend de multiples formes, Bismarck est célébré comme le héros allemand du siècle, comme Frédéric II l’avait été un siècle plus tôt, et désormais pour longtemps la référence obligée au cœur de la conscience allemande ? Une grande exposition lui a été consacrée à Berlin en 1990, cent ans après son éviction et l’année de la réunification allemande. Tout un symbole. ♦