Plus jeune ministre de Habib Bourguiba, qu’il avait rejoint dès la fin des années 1940 dans son combat pour l’indépendance de la Tunisie, fondateur de l’influente revue Jeune Afrique, longtemps porte-parole avisée du tiers-mondisme et de l’africanisme, Béchir Ben Yahmed, en plus de soixante ans d’activités, a rencontré, croisé ou entretenu des relations avec bien des grands de ce monde. Avant de disparaître, en mai 2021, à l’âge de quatre-vingt-treize ans, il a rédigé ses Mémoires, série de clichés brefs et combien instructifs sur la pensée, la personnalité ou le travers des multiples responsables qu’il a rencontrés. Riche galerie de portraits que la sienne qui, du « combattant suprême » Habib Bourguiba à l’actuel président tunisien Kaïs Saïed, embrasse la quasi-totalité des dirigeants du Maghreb, Mohammed V, Hassan II, Ben Bella, Boumédiène, Bouteflika…
Il en est de même pour le Moyen-Orient ou l’Afrique. Car partout où il se rendait, Béchir Ben Yahmed était reçu comme un chef d’État. Bien qu’ayant quitté le gouvernement tunisien en 1957, de son propre chef, pour rester libre et fonder un influent groupe de presse et une maison d’édition, Habib Bourguiba lui demandait de l’accompagner dans ses déplacements à l’étranger et même de rédiger ses discours. Ses souvenirs, comme acteur, témoin de premier plan ou observateur avisé se déroulent comme un fleuve souvent limpide, parfois tortueux. Ils commencent par les négociations menées en 1954 avec Pierre Mendès France sur l’autonomie de la Tunisie et se terminent à l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche. On ne sera guère étonné qu’il ait éprouvé une sincère admiration pour Leopold Sédar Senghor, Nelson Mandela ou encore Barack Obama. Son jugement est plus réservé sur le shah d’Iran qu’il rencontra, en 1965, qu’il trouva effacé, voire peu sûr de lui, entouré d’une cour obséquieuse et d’un État policier où la redoutable Savak était encore plus redoutable que la Stasi de la RDA.
Son jugement est distant sur Houphouët-Boigny qui, à ses yeux, ne faisait pas confiance aux Noirs, ou encore Hassan II, dont il admire l’intelligence, mais déplore le cynisme. Bien des scènes cocasses sont décrites qui, au-delà des apparences de la haute politique, nous font plonger dans la réalité des choses. Ainsi, après avoir rencontré Blaise Compaoré, auquel on impute l’assassinat de Sankara le 15 octobre, celui-ci l’a forcé à prendre un paquet de billets de dollars. Les ayant remis à l’aéroport à son homme de confiance, le Malien Sadio Lamine Sow, pour qu’il les rende au Président, celui-ci les a empochés. Bien de telles scènes se sont répétées.
Au fil des pages, le grand témoin de ce siècle que fut Béchir Ben Yahmed, qui ressemblait beaucoup à Hassan II, reçu ainsi parfois avec révérence, livre bien des indications sur la guerre d’Algérie avec l’incident de la base de Bizerte, que Bourguiba a voulu imprudemment, avant l’heure, forcer la main du général de Gaulle en pleines négociations sur l’indépendance de l’Algérie.
Nasser, Suez, Diên Biên Phu, guerres israélo-arabe, Liban, Kadhafi, Haïlé Sélassié, bien des chapitres de l’après-guerre sont revisités et révélés parfois sous un angle nouveau. Ainsi, l’arrivée de Khomeini en France en 1978 s’est déroulée de manière anonyme sans que la DST en ait été informée au préalable. C’est elle qui a découvert par la suite que l’ayatollah s’était installé à Neauphle-le-Château chez Bani Sadr, qui sera son futur Premier ministre. ♦