La sonnette d’alarme retentit encore aux frontières orientales de l’Ukraine. De fortes concentrations de forces évaluées entre 110 000 et 130 000 hommes y ont été acheminées, avec leur équipement lourd, afin d’y conduire pour Moscou des manœuvres, afin de préparer une invasion estime Kiev, se basant sur les observations américaines. Le président Volodymyr Zelensky avait choisi, pour sa part, la date symbolique du 1er décembre – 30e anniversaire du référendum sur l’indépendance – pour proposer un dialogue direct avec Moscou afin d’apporter une solution à la crise ukrainienne, alors que les responsables russes ne se considèrent pas parties au conflit enjoignant au contraire au gouvernement ukrainien d’entrer en contact direct avec les « insurgés » de Lougansk et du Donbass.
Ainsi, depuis le début des années 2000, l’Ukraine a, plusieurs fois, occupé la « Une » des médias, que ce soit pour ses mouvements protestataires de masse que sont la Révolution orange (2004) et la Révolution de Maïdan (2013-2014) ou pour l’annexion de la Crimée par la Russie le 18 mars 2014 suivie du conflit à l’est qui déstabilise le pays depuis, ayant causé 13 000 victimes et 1,5 million de déplacés. Ces événements ont placé l’Ukraine sous le feu des projecteurs alors que son histoire et sa société étaient peu connues jusque-là. Alexandra Goujon maître de conférences à l’Université de Bourgogne et enseignante à Sciences Po Paris, membre du Centre de recherche et d’étude en droit et en science politique (Credespo) répond de manière claire et raisonnée à toutes ces questions, animée par une sympathie évidente à l’égard des efforts de l’Ukraine d’emprunter la voie de la démocratisation, du respect des droits de l’homme et de la lutte contre la corruption. Une voie bien difficile compte tenu de la situation géopolitique du pays, et du poids du passé.
L’indépendance du pays en 1991 est parfois considérée comme un accident de l’histoire. Elle est le fruit d’un long combat face à des puissances étrangères qui, comme la Russie ou la Pologne, sans parler de l’Allemagne hitlérienne, ont longtemps convoité et occupé les terres ukrainiennes, connues par ses riches sols du tchernoziom, les « terres noires ». La longue absence d’un État indépendant a entraîné une multitude de stéréotypes sur l’Ukraine (pays sans histoire, peuple paysan alors que l’aristocratie était polonaise, langue sans particularisme, identité flottante) en raison d’une méconnaissance alimentée par son incorporation dans l’Empire russe depuis 1654 puis en 1922 l’URSS du XVIIIe au XXe siècle qui laisse peu de place à sa singularité. Une grande partie du schisme russo-ukrainien actuel repose sur ce choc des représentations. Pour Vladimir Poutine, le peuple russe et le peuple ukrainien, issus du même rameau, la Rus’ de Kiev médiévale, sont des peuples frères. Après son intégration dans l’Empire russe à partir du milieu du XVIIe siècle, l’Ukraine a été qualifiée, de manière officielle, de Petite-Russie au côté de la Grande Russie et de la Russie blanche (Biélorussie). Pour une bonne partie de la population ukrainienne, celle située au centre et à l’ouest du pays, au contraire, ce ne sont que des cousins qui s’éloignent l’un de l’autre, l’Ukrainien regardant vers l’Europe à laquelle il aspire d’appartenir pleinement. Cette mémoire différente pèse sur le présent et l’avenir.
L’auteure décortique les principales idées reçues circulant sur ce pays tout en apportant des connaissances synthétiques et documentées dans quatre domaines qui constituent les grandes parties de l’ouvrage – l’histoire, l’espace, la vie politique et la place régionale (situation géopolitique) – qui méritent d’être examinés pour montrer toute la complexité d’un État, voisin de l’Union européenne depuis 2004, mais membre de l’ONU depuis 1945 sous l’insistance de Staline qui est confronté à un quadruple défi depuis l’éclatement de l’URSS : construction nationale, démocratisation, transformation économique et restructuration sociale.
L’ouvrage fournit d’utiles éclairages sur les périodes noires de ce pays charnière de la troisième Europe. Mais l’Ukraine est aussi un territoire riche de ressources premières (fer, charbon, blé), de richesses paysagères (mers, steppes, montagnes, forêts, Dniepr), de villes historiques (Kiev, Odessa, Lviv, Kharkiv) et d’habitants créatifs. C’est une terre pleine de contrastes entre les villes et les campagnes, entre les terrils du Donbass et les start-ups de Kiev, entre les stations balnéaires du sud et les marécages du nord, entre les nationalistes et les russophiles, entre la ville portuaire d’Odessa et les terres noires des régions centrales, entre les résidences somptueuses des oligarques et les mazanka de paysans. Certains vantent les mérites d’une diversité perçue comme enrichissante alors que d’autres y voient l’achoppement d’une nation trop hétéroclite.
L’européanité de l’Ukraine, qui est au cœur de la crise actuelle et qui a été à l’origine de la révolution de Maïdan, est souvent questionnée dans les médias par les commentateurs ou les responsables politiques. Elle renvoie à la situation interne et géopolitique du pays, pont entre l’Europe occidentale et la Russie, dont le sort n’est pas vraiment résolu, à savoir la possibilité pour l’Ukraine de fonctionner comme un État européen, fondé sur les mêmes valeurs et les mêmes modes de gouvernance, et/ou d’adhérer à l’UE. Souligner ce qui distingue l’Ukraine d’un pays européen est aussi une manière de montrer ses lacunes ou de justifier qu’elle n’est pas prête à rejoindre l’UE. Certes, l’Ukraine est un État européen du point de vue géographique et représente, par sa taille, le deuxième pays européen après la Russie. Elle l’est également d’un point de vue politique comme l’atteste son adhésion en 1995 au Conseil de l’Europe, qui abrite notamment la Cour européenne des droits de l’Homme. L’Ukraine peut donc prétendre adhérer à l’UE si elle en reprend l’intégralité des normes et si les dirigeants européens l’approuvent à l’unanimité. Cependant, sa volonté de rejoindre l’Otan et de bénéficier de sa protection est une pomme de discorde permanente, dont on ne voit pas dans un avenir prévisible comment elle sera éliminée. Aussi plus de trente ans après son indépendance, l’Ukraine est un pays sans cesse en mouvement, et risque de le rester. Connue pour ses rebelles du passé (les cosaques) et du présent (les contestataires de Maïdan), elle est souvent en proie à une instabilité politique qui est aussi le symbole d’une soif de liberté et d’émancipation de la part de ses citoyens qui se mobilisent en période de crises (politique, sécuritaire et sanitaire) et activent leurs réseaux en promouvant l’entraide et la solidarité. La démocratisation y est certes imparfaite, l’indépendance de la justice encore fragile, avec une défiance à l’égard des élites politiques et de la puissante couche des oligarques qui n’est pas sans rappeler celle de nombreuses démocraties installées, mais elle constitue, Alexandra Goujon y insiste, un cas à part par rapport aux régimes autoritaires voisins de Russie et de Biélorussie. ♦