Né à Bakou en 1963, officier dans la marine soviétique puis ingénieur aux États-Unis, Andrei Martyanov est l’auteur de Losing Military Supremacy. The Myopia of American Strategic Planning (Clarity Press Inc., 2018), dont nous avions à l’époque rendu compte ici même. Le présent livre est en quelque sorte la suite logique du précédent et s’intéresse à la véritable révolution militaire que constitue selon lui le développement des nouvelles armes hypersoniques. L’ouvrage commence par une réflexion sur la notion de puissance, car « la politique se définit par des éléments de puissance, notamment économique et militaire ».
L’énormité du budget militaire américain (700 milliards de dollars) est pour Martyanov en trompe-l’œil, car « on doit tenir compte du fait que les États-Unis achètent des technologies militaires très coûteuses qui clairement ne se traduisent pas nécessairement en un potentiel militaire supérieur. En d’autres termes, le problème n’est pas seulement quantitatif, il est aussi qualitatif et doctrinal ». En effet, « on ne peut comprendre la guerre sans comprendre ses outils les plus importants, armements, personnel, tactique et art opératif ». Or, pour l’auteur, « c’est précisément le domaine dans lequel la classe politicienne américaine n’a aucune compétence », par manque d’expérience militaire et scientifique. Or, « dans une guerre moderne entre des belligérants avancés sur le plan technologique, même les facteurs immensément importants du moral et de brillantes tactiques pourraient ne pas suffire à compenser certaines nouvelles réalités technologiques », nous explique-t-il.
Les armements nouveaux ont en effet fait de la guerre, telle que Martyanov la conçoit, presque exclusivement une affaire de scientifiques. Il nous explique ainsi longuement que la guerre moderne entre États est devenue si complexe en raison des outils employés que ceux « qui ne peuvent saisir les principes fondamentaux mathématiques, physiques, tactiques et opératifs selon lesquels les armements fonctionnent ne sont simplement aucunement qualifiés pour donner leurs avis sur les questions relatives à la guerre, aux opérations de renseignement et à la technologie militaire ». La première partie du livre explicite ainsi un certain nombre de modèles mathématiques en commençant par le modèle de Lanchester-Osipov qui permet d’estimer l’attrition théorique due au combat.
Dans la seconde partie du livre, Martyanov nous relate comment une véritable Révolution dans les affaires militaires (RMA) est en train de prendre place et de changer l’équilibre des forces. Les précédentes RMA ayant été, selon lui, déclarées prématurément. La notion de RMA, telle qu’on la conçoit en Occident, est apparue après la guerre du Golfe de 1991. Auparavant, dans les années 1970, des théoriciens militaires soviétiques avaient déjà défini trois « Révolutions militaro-technologiques » : l’apparition de la motorisation, de l’aviation militaire et des armes chimiques au cours de la Première Guerre mondiale ; le développement des missiles balistiques et des armes atomiques à l’issue de la Seconde ; l’apparition des munitions guidées de précision et des munitions tirées à distance de sécurité.
Pour Martyanov, la « vraie RMA » (c’est ainsi le titre du livre) est survenue avec l’apparition des armes hypersoniques et notamment avec l’apparition ces dernières années de deux nouveaux missiles hypersoniques russes : le Kinzhal(« poignard ») ou Kh-47M2, d’une portée de 2 000 km et doté d’une vitesse maximale de Mach 10, mentionné par Vladimir Poutine dans son allocution à la Douma du 1er mars 2018 et le Zircon ou 3M22, dont l’existence fut dévoilée par le Président russe l’année suivante dans une allocution, toujours à la Douma, en février 2019. Ce dernier missile serait capable d’atteindre Mach 9 avec une portée de 1 000 km.
Ces deux armes opèrent différemment. Le Kinzhal est un missile aérien porté par le MiG-31K et, dans le futur, par les bombardiers lourds modernisés TU-22 M3M. Le Zircon est un missile naval qui peut être lancé de la surface ou sous l’eau. Il est quasi impossible à intercepter et possède une immense énergie cinétique à l’impact. Une salve de deux missiles Zircon peut détruire avec une très forte probabilité un croiseur de classe « Ticonderoga » ou un destroyer de classe « Arleigh Burke ». La grande allonge de ces armes aurait pour effet de rendre leurs porteurs invulnérables à des opérations aériennes défensives à partir d’un porte-avions, ce qui mettrait fin à la stratégie américaine basée sur la projection de groupes aéronavals. L’avènement de ces armements serait également constitutif d’une forme de dissuasion conventionnelle en permettant de frapper les centres de commandement adverses même situés à une grande distance du front (le Zircon permettrait ainsi, tiré d’un sous-marin, d’atteindre le Pentagone). Reste à savoir si de telles frappes ne susciteraient pas de réponses nucléaires… Mentionnons également une autre arme russe en cours de développement, subsonique celle-ci, le missile de croisière à propulsion nucléaire Bourevestnik, dont la portée serait extrêmement importante et dont l’action permettrait de renforcer celle des deux autres.
Parallèlement à la guerre réseau-centrée (Network Centric Warfare) dont Martyanov ne nie aucunement pas l’intérêt, ces armes susciteraient ainsi l’émergence d’une forme de « guerre basée sur la plate-forme » (Platform Centric Wwarfare).
Pour Martyanov la guerre réseau-centrée ne représente rien de nouveau. Les chasseurs préhistoriques opéraient déjà en réseau pour localiser et tuer leurs cibles animales. L’auteur nous apprend même que des méthodes de guerre réseau-centrée ont été appliquées en 2014-2015 par l’armée russe dans le Donbass, en liaison avec les capacités C4ISR et de guerre électronique russes, pour aider les rebelles à affronter l’armée ukrainienne à Ilovaisk et à Debaltsevo.
La guerre réseau-centrée (Net Centricity) ne constitue toutefois pas pour Martyanov une panacée. Elle peut notamment être mise en échec dans un environnement de guerre électronique où les communications sont dégradées. Il faut donc trouver un équilibre entre elle et la « guerre basée sur la plate-forme » (Platform Centricity).
« En réalité, et c’est là l’une des thèses importantes du livre, bien que l’action en réseau soit importante pour faire la guerre et va le rester, le succès final dépend avant tout de ce qu’une plate-forme spécifique, un « tireur » et ses armes, peut faire. Dans des conditions dégradées, les plates-formes devront en outre être capables de développer une intelligence de situation pour elles-mêmes. Elles devront obtenir leur propre image du champ de bataille et souvent agir de manière autonome ». C’était déjà le cas, nous apprend l’auteur, du système de radar soviétique Mineral-ME associé au missile anti-navire P-270 Moskit.
Un essai stimulant, comme le précédent du même auteur, même si certains développements sont parfois un peu à l’emporte-pièce. Andrei Martyanov a le mérite de nous forcer à sortir de notre espace intellectuel de confort et de nous conduire à penser la guerre moderne à travers l’émergence possible de nouveaux paradigmes. Et ce d’autant plus que la Chine semble désormais emboîter le pas à la Russie dans le développement d’armes hypersoniques. ♦