Gérard Chaliand est l’un de nos grands géopoliticiens, voyageur, homme de lettres. Longtemps en marge des institutions de recherche, aujourd’hui spécialiste reconnu des guérillas et du terrorisme, il publie ici le deuxième tome de ses mémoires qui courent de 1981 à 2021, où se croisent récits intimes, rencontres excentriques et analyses des terrains d’enquête qui l’ont occupé durant ces quarante années, jalonnées de séjours prolongés en Afghanistan, en Irak, en Arménie ou en Chine, sans oublier les États-Unis, qu’il connaît bien.
Né en 1934 à Bruxelles, d’ascendance arménienne, profondément français, ouvert sur le fracas du monde, Chaliand a pris le parti d’une vie de liberté, sans filet de sécurité salarial, alternant entre les enquêtes de terrain, l’écriture et l’enseignement (Californie, Québec, Singapour, Erbil), entre le maquis afghan, la guérilla tamoule, les combattants kurdes et les escapades maritimes à bord de La Boudeuse, sous l’amicale chefferie de l’écrivain Patrice Franceschi. « Je ne connais personne qui ait voyagé autant que moi, aussi longtemps et dans autant de lieux, résume-t-il à la fin de l’ouvrage. Ma vie, à partir de dix-huit ans et pour les quelque sept décennies qui ont suivi, n’a été qu’un voyage qui m’a mené dans plus de cent quarante pays. » Ces voyages d’outre-mondes se cristallisent en « savoir de la peau », acquis sur divers fronts, qui se transforme en savoir à partager avec les lecteurs ou les auditeurs.
Livres et atlas, souvent co-écrits avec des spécialistes (des empires, des diasporas, des migrations, de l’Asie orientale, du monde méditerranéen…), lui ont apporté une reconnaissance internationale. Ce que l’on apprécie dans les analyses de Chaliand est l’absence de prisme idéologique et d’engagement militant à l’emporte-pièce. Il ne succombe jamais à la sensiblerie manichéenne qui imprègne de nos jours les médias occidentaux, marqués par une victimisation synonyme de faiblesse. Ses enquêtes se concentrent sur la description des acteurs engagés dans le conflit, leurs motivations, les forces militaires mobilisées, les antécédents politiques, avec en arrière-plan le poids du passé et les enjeux du présent. Il relève aussi les éventuelles innovations (écoles) des mouvements de libération nationale qu’il a observés : exemplaires dans la guérilla vietnamienne, elles sont inexistantes dans le maquis afghan ou parmi les combattants kurdes au début des années 1980.
Sa fidélité aux terrains et à ses acteurs lui permet de suivre les évolutions d’une guérilla. C’est le cas, par exemple, des Kurdes en Iran et en Irak. Le premier contact de Chaliand avec eux remonte au comité national des étudiants kurdes à Berlin Est en 1959-1960. Après l’avoir connu en Europe, il retrouve Abdel Rahman Ghassemlou, économiste kurde polyglotte et cultivé, près de Sanandaj en Iran, avant que l’ayatollah Khomeiny n’enclenche une féroce répression contre les combattants du Parti démocratique du Kurdistan iranien (PDKI), mêlés à la population (comme les Vietnamiens) et retranchés précairement dans les montagnes. Il s’entraîne avec les peshmergas (« ceux qui regardent vers la mort ») et leur donne des cours sur la guérilla en Amérique latine et en Afrique. Tout comme pour Amílcar Cabral, chef de guérilla et homme politique en Guinée-Bissau et dans les îles du Cap-Vert, Chaliand manifeste le plus grand respect pour l’envergure politique de Ghassemlou, qui était le grand chef dont les Kurdes avaient besoin – et c’est sans doute la raison pour laquelle il est assassiné à Vienne en 1989 par des sbires du régime des mollahs.
Puis ce sont les Kurdes d’Irak qui font l’objet à la fois de sa solidarité et de sa curiosité intellectuelle. Il s’y rend de 1999 à 2018, sauf de 2008 à 2010, pour y résider plusieurs mois, en général à Erbil, la capitale de la région autonome du Kurdistan irakien. Celle-ci a, à partir de 1992, pu s’émanciper du gouvernement de Bagdad, profiter de la protection militaire des Américains, développer son économie grâce au pétrole et aux relations commerciales tendues avec le voisin turc. Cette fidélité aux Kurdes lui permet de relever que la période de paix et de prospérité a non seulement contribué à l’essor de la corruption dans l’administration kurde, mais aussi à l’empâtement des courageux combattants, qui tenaient tête auparavant à l’armée irakienne, mais qui ressemblent plus à des policiers penauds et embourgeoisés quand Daech surgit en force en 2013.
Si l’écriture de ce deuxième tome semble avoir coûté à Gérard Chaliand, la densité de son existence capte littéralement le lecteur, qui (re)découvre une autre époque à la fois lointaine et proche. Les deux tomes de ses mémoires, publiés de manière espacée (La Ppointe du couteau a paru en 2012), scandent les étapes d’un itinéraire combattant, celui d’un vrai poète, d’un irrégulier de la géopolitique, d’un grand monsieur des relations internationales. ♦