L’actuelle guerre en Ukraine, dont l’ampleur et la férocité ont été surprenantes, ne doit pas occulter les autres théâtres géopolitiques et guerriers. Dans cette optique, le vaste Maghreb/Moyen-Orient fait bien figure de zone de fractures et de ruptures. Le conflit du Yémen, qui passe au second plan, perdure, et de temps en temps des drones lancés par les Houthistes frappent des installations pétrolières saoudiennes. Récemment une série d’attentats, perpétrés par l’État islamique ou une de ses créatures a causé une dizaine de victimes en Israël. Si l’Europe doit se passer de pétrole et de gaz russe, c’est en priorité vers l’Arabie saoudite, les EAU et le Qatar qu’elle se tournera avant que l’Iran ne revienne sur le marché pétrolier.
Avant les graves soubresauts actuels, on a assisté à des bouleversements profonds dans l’ensemble du monde musulman, du Maroc à la Turquie, du Golfe à l’Afghanistan. Si le djihadisme, le terrorisme s’est quelque peu atténué au Moyen-Orient depuis la déroute locale de Daech, il n’en va pas de même en Afrique, du Sahel au golfe de Guinée et accessoirement en Europe. Depuis deux ans, les tenants d’un islam radical et conquérant n’ont cessé de s’affirmer et de renforcer leurs liens. Le Qatar, refuge et principal soutien du monde musulman, et de leur idéologie nocive et mortifère, soutient désormais l’Iran et finance largement le Hamas dans la bande de Gaza. Mais il s’apprête à accueillir la coupe du monde de football et va ouvrir dans les mois à venir plusieurs trains de liquéfaction de gaz, lui permettant de porter ses exportations. J’indique que la Russie, l’Iran et le Qatar détiennent à eux seuls 50,1 % des réserves mondiales. Les États-Unis ont évoqué la possibilité que le Qatar, leur proche allié dans le Golfe, approvisionne les pays d’Europe occidentale. Le gouvernement américain s’est aussi entretenu avec différentes entreprises énergétiques internationales au sujet de possibles livraisons supplémentaires en cas de besoins.
La Turquie et son allié l’Azerbaïdjan ont paru déterminés à éliminer les Arméniens, derniers chrétiens d’Orient. Mais à la faveur du séisme ukrainien, ils ont normalisé leurs relations avec la plupart de leurs alliées de l’Otan, dont la France et la Grèce, se sont rapprochés d’Israël, tout en offrant leurs bons offices à la Russie et l’Ukraine. Le Président turc avait demandé à la Russie de ne pas « envahir » l’Ukraine, selon des propos rapportés, mardi 18 janvier, par l’agence de presse turque officielle Anadolu. « La Russie devrait réexaminer la situation mondiale et sa propre situation avant de franchir cette étape », a déclaré le chef de l’État à des journalistes au terme d’une visite officielle en Albanie. « Je ne considère pas l’invasion de l’Ukraine par la Russie comme une approche réaliste, car l’Ukraine n’est pas un pays ordinaire. L’Ukraine est un pays fort », avait ajouté M. Erdogan. L’Afghanistan des mollahs semble être sorti des radars et plonge dans l’obscurantisme en barrant la route aux écoles aux filles. La signature des accords d’Abraham entre Israël et plusieurs pays arabes (Émirats arabes unis, Bahreïn, Soudan et Maroc), véritable révolution stratégique parrainée par les États-Unis et dans l’ombre par Mohammed Ben Salmans n’est pas restée simple déclaration d’intention. Organisée à l’occasion de la visite du secrétaire d’État américain Antony Blinken, la rencontre entre les trois pays arabes, les États arabes unis, le Maroc et Bahreïn, trois pays arabes ayant récemment normalisé leurs relations avec l’État hébreu, les États-Unis et l’État hébreu les 27 et 28 mars ont en été la preuve.
Les Émirats et Bahreïn ont été les premiers pays arabes du Golfe à normaliser publiquement leurs relations avec Israël en septembre 2020, sous l’impulsion de Donald Trump. Le Maroc et le Soudan ont ensuite établi des pactes similaires. Ces accords avaient mis fin à des décennies de consensus arabe qui excluait toute paix avec l’État hébreu en l’absence de résolution du conflit israélo-palestinien. De nombreux accords ont été signés, notamment dans le domaine de l’aviation, avec des lignes aériennes directes ouvertes entre Tel-Aviv et des villes émiraties, marocaines et bahreïnies. Jusqu’à présent, Israël est parvenu à tirer son épingle du jeu. Il s’agit sans doute du seul pays au monde à pouvoir envoyer la même semaine des officiers supérieurs au ministère de la Défense russe pour discuter de la Syrie, mais aussi au Pentagone.
Les États-Unis ont évidemment le statut de grand allié avec une aide militaire de 3,8 milliards de dollars par an. Mais les Russes ont un pouvoir de nuisance considérable au Moyen-Orient. Ils se sont livrés à un rappel à l’ordre en février en organisant des manœuvres aériennes communes avec l’aviation syrienne. Mieux encore, ils ont rendu pour la première fois publiques les images de ces manœuvres. Objectif de l’opération ? Bien faire comprendre que la liberté d’action d’Israël, qui a mené des centaines de raids d’aviation et de missiles en Syrie contre des objectifs de l’Iran et du Hezbollah libanais ces dernières années, dépendait aussi et peut-être avant tout de la bonne volonté de Moscou, par ailleurs ferme soutien de Bachar al-Assad. Proches partenaires de Washington, l’État hébreu et les monarchies arabes du Golfe partagent la même inquiétude envers l’Iran. Mais auparavant s’était produit, en mars 2021, un rapprochement Iran-Chine qui s’est traduit par la signature d’un accord commercial de 400 milliards de $ pour une période de vingt-cinq ans entre les deux pays (accord stratégique surnommé Lion-Dragon Deal). Il s’est accompagné par des accords dans le domaine de la défense avec des ventes d’armes et l’organisation de manœuvres navales communes avec la Russie, un axe informel qui a trouvé tout son sens avec la guerre en Ukraine.
C’est dire tout l’intérêt de ce riche collectif auquel ont contribué, ambassadeurs, experts militaires, universitaires, essayistes et journalistes. Sont examinés, en premier lieu, les errements des interventions extérieures larges au Moyen-Orient, vingt ans après le 11 septembre. Ce contexte a permis l’expression de la nouvelle volonté de puissance turque, impulsée par son président Recep Tayyip Erdogan, nostalgique de l’Empire ottoman. La Turquie intervient dans de multiples théâtres, Syrie, Kurdistan, Caucase du Sud, Libye. De manière plus large, c’est bien le pluralisme culturel, la liberté religieuse, la laïcité, les minorités, leur patrimoine et leur culture qui sont directement menacés par cette offensive islamiste. Parallèlement, la menace terroriste reste entière, notamment via la résurgence de l’État islamique tant en Syrie qu’en Irak. Au Sahel, le groupe Al-Qaïda développe actuellement un projet d’expansion vers le golfe de Guinée et au Bénin, et planifierait des opérations de grande ampleur contre des bases militaires. Cependant, l’offensive islamiste n’est pas seulement politique, religieuse et terroriste, elle est aussi psychologique. Bien d’autres thèmes sont abordés par ces signatures prestigieuses, tous spécialistes reconnus des questions diplomatiques, internationales, géopolitiques, de l’islam, du terrorisme, du droit, de la religion et de la laïcité. Tous sont francophones, mais leurs origines diverses (Algérie, Égypte, France, Irlande, Israël, Liban, Maroc, Syrie, Tunisie) et leurs horizons de travail différents permettent une grande richesse de points de vue et une complémentarité des opinions.
Comme l’analyse avec pertinence Pierre Lellouche dans son avant-propos, le temps est venu de tirer les enseignements des errements conceptuels et de la déroute politique américaine et occidentale au Moyen-Orient. En moins d’une décennie, la perte d’influence occidentale au Moyen-Orient s’est considérablement accélérée en raison des échecs répétés de la stratégie américaine en Irak et en Syrie, et surtout en Iran et en Afghanistan, dont la chute de Kaboul, le 15 août 2021, marque l’aboutissement spectaculaire. C’est certainement cette « débâcle » occidentale qui a persuadé Vladimir Poutine à intervenir en Ukraine pour réaliser son rêve impérial. ♦