La mer de Chine méridionale, espace maritime situé au sud de la Chine, à l’ouest des Philippines et à l’est du Vietnam, est déjà le théâtre où s’opposent les deux grandes puissances d’aujourd’hui, la République populaire de Chine et les États-Unis d’Amérique. Ce n’est d’ailleurs nul hasard si, malgré l’aide massive octroyée à l’Ukraine, en Javelin ou en Stinger, Washington entend garder des réserves substantielles en cas de conflit à propos de Taïwan. Ces sujets sont de plus en plus abordés par la presse occidentale comme asiatique, les événements qui s’y déroulent alimentent les réflexions, les études ou les hypothèses des experts et commentateurs sur les évolutions de l’ordre mondial. Les risques d’escalade sont donc multiples, même si la situation n’a rien à voir avec celle des années 1950 ou 1960 : l’interdépendance économique entre les deux pays et la mondialisation des échanges commerciaux restent un garde-fou.
À eux seuls, les États-Unis, la Chine et l’Inde représentent 60 % de l’économie mondiale, et la part du commerce international rapportée au PIB mondial est aussi de 60 %. Le Président Xi Jinping a affiché dès son arrivée au pouvoir en 2012 son objectif de faire de la RPC la première puissance mondiale en 2049, cent ans après sa création. Si l’objectif est clair, la perception du chemin choisi et des moyens consacrés pour y parvenir l’est moins. Voilà déjà belle lurette que le slogan de l’« ascension pacifique de la Chine » a été remisé dans les coulisses de l’histoire. La multitude des signaux émis par les autorités chinoises sur leur stratégie n’en facilite pas la compréhension par les Occidentaux comme par les pays riverains des mers de Chine.
Quelle est la place de la mer de Chine méridionale dans la stratégie de Pékin pour atteindre la suprématie mondiale en 2049 ? Tel est le sujet de cet ouvrage de Charles-Éric Canonne. Au cours des siècles, la mer de Chine méridionale – appelée aussi mer de l’Ouest par les Philippines ou de l’Est par le Vietnam – fut le berceau du commerce maritime chinois, rapidement menacé par l’essor de la piraterie japonaise, puis aujourd’hui une zone de trafic commercial primordiale, tant pour la Chine que pour tous les autres pays d’Extrême-Orient, de l’Indonésie au Japon et aux deux Corées. 80 % des approvisionnements pétroliers des grandes économies, Corée du Sud, Japon transitent par ces espaces maritimes qui recèlent également des ressources d’hydrocarbures et halieutiques. Cet espace peut être comparé à la Méditerranée avec laquelle il a de nombreuses ressemblances même s’il est une fois et demi plus grand : mer semi-fermée bordée par des pays aux populations concentrées sur la bande côtière, tensions géopolitiques locales accentuées par la présence d’acteurs extérieurs, poids économiques hétérogènes, ressources halieutiques à l’exploitation anarchique, ressources hydrocarbures importantes qui exacerbent les tensions existantes ; sans oublier les enjeux globaux du réchauffement climatique, de la pollution maritime et des câbles sous-marins.
Les pays attachés à la paix et à la stabilité de la région sont préoccupés parce que la Chine y bafoue la réglementation internationale, et plus particulièrement le droit de la mer, agréé lors de la convention sur le droit de la mer de Montego Bay, adopté en 1982 et ratifié par la Chine, mais pas par les États-Unis qui en sont néanmoins l’un des principaux défenseurs en tant que pays signataire. La Chine s’y attribue des espaces maritimes appartenant aux pays riverains et pratique la poldérisation de récifs pour agrandir sa zone maritime, revendiquant 90 % de l’espace limité par la ligne dite des neuf traits ou langue de bœuf. Prétextant contribuer à la sécurité de la navigation, la RPC déploie sur ces îlots de véritables bases navales et aériennes, partant de simples feux de balisage pour la navigation, puis des radars et des équipements météo, et enfin des systèmes d’armes pour protéger ces installations à usage militaire.
Afin de démontrer leur attachement à la liberté de navigation, certaines marines, au premier rang desquelles l’US Navy, la Marine nationale et la marine japonaise, patrouillent en mer de Chine conformément au droit en vigueur, effectuent des passages réguliers et pour certains ostensibles dans les espaces revendiquées à tort par les autorités chinoises, et conduisent régulièrement des exercices et des escales dans les pays bordant la mer de Chine méridionale. Ces démonstrations dont la fréquence et l’intensité s’accroissent font de la mer de Chine méridionale un théâtre de confrontations tout en restant, jusqu’à ce jour, sous le seuil de l’affrontement. La Chine y marque le terrain avec une imposante flotte de garde-côtes ainsi que des milices de pêcheurs, en impliquant de plus en plus ses forces militaires tandis que les autres, occidentaux et asiatiques, y montrent leur pavillon et établissent des coopérations militaires. Toute la mer de Chine méridionale est sous la couverture des missiles chinois basés à terre, les ressources halieutiques y sont d’une importance relative, tandis que celles d’hydrocarbures sont mal connues. Il est donc légitime de se demander pourquoi les uns et les autres y confrontent leurs forces.
C’est la question qu’examine l’auteur. Les éléments de réponse sont variés, certains liés à des cicatrices de l’histoire, encore douloureuses. La Chine fut une puissance mondiale avant d’être déconsidérée et exploitée à la suite des guerres de l’opium de 1842 et d’entamer une traversée du désert de près d’un siècle, qu’elle nomme le « Siècle de l’humiliation ». En devenant, depuis les années 1980, l’atelier du monde, elle a amorcé une forte croissance économique, à deux chiffres, culminant certaines années à 12-14 %, elle s’est ouverte sur le monde et, après avoir reconnu l’importance du commerce maritime, a développé de façon exponentielle ses infrastructures portuaires et sa flotte de commerce. Pour protéger ses approvisionnements, la Chine a construit une marine de guerre aujourd’hui la plus importante du monde en nombre, mais pas en tonnage. En parallèle, le renforcement de la place de la RPC sur la scène mondiale lui permet de défier aujourd’hui la puissance américaine dans de nombreux domaines.
Afin de contrôler la mer de Chine méridionale et ses approches côtières, la Chine a jadis utilisé le concept de chaînes d’îles de défense. Avec l’arrivée des armes modernes, ces chaînes ont eu pour effet de confiner la marine chinoise près de ses côtes jusqu’à ce que Xi Jinping lance la création d’une marine hauturière. Ces obstacles naturels réduisent en effet les possibilités de mise en œuvre discrète et de dilution dans l’océan des sous-marins chinois basés à Hainan, car ils ne disposent que de peu de routes pour rejoindre le Pacifique et leurs zones de patrouilles de dissuasion nucléaire.
Ainsi la mer de Chine méridionale n’est pas seulement une réserve de poissons ou de pétrole. L’engagement de la RPC dans cet espace est hautement stratégique et relève de la sécurité nationale. Pour les États-Unis, il s’agit au contraire de contenir la RPC à l’intérieur de la chaîne d’îles et réduire la liberté d’action de ses sous-marins dont les missiles menacent la côte ouest des États-Unis. Les opérations de liberté de navigation permettent aussi d’acquérir du renseignement, d’y traquer les sous-marins, et d’y positionner des drones pour une couverture permanente. Charles-Éric Canonne montre que cette mer est vitale pour la République populaire de Chine et qu’elle devient de facto un espace tout aussi important pour ses compétiteurs, occidentaux comme asiatiques. Stratégie, géopolitique et économie se complètent dans cette partie du monde forte de deux milliards de personnes, qui produit plus de 30 % du PIB mondial et qui vient de mettre en place, à l’initiative de Pékin, le plus grand espace de libre-échange mondial. ♦