Le réchauffement climatique en Arctique est trois fois supérieur à celui du reste de la planète. Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), démontre de façon irréfutable que ce dernier est responsable de la réduction de l’extension de la banquise à la fois en superficie, mais également en épaisseur. La mer libre laissée par la fonte de la banquise permet d’envisager un trafic maritime de plus en plus important à travers l’Arctique sur une période estivale plus large, passée de quatre à six mois. Si d’aucuns y voient une opportunité de nouvelles routes maritimes plus courtes qui pourraient se substituer aux routes historiques via le canal de Panama ou le canal de Suez, Hervé Baudu démontre qu’il faut raison garder quant à l’optimisme affiché sur les réelles économies réalisées.
Dans un ouvrage précis et fort bien documenté, il donne toute la dimension de l’enjeu des routes maritimes arctiques pour les décennies à venir, mais apporte également des éléments de réflexion de ce que pourrait devenir un espace arctique surexploité, y compris au regard d’une crise internationale sans précédent née de l’invasion russe en Ukraine au début de l’année 2022.
Sur le GPS du Grand Nord, les aiguilles s’affolent. La route à travers l’archipel nord-canadien, appelé le passage du Nord-Ouest reste difficile, la route transarctique directe via le pôle Nord n’est encore accessible qu’avec de puissants brise-glace. Seule la route qui longe les côtes russes de Mourmansk, en mer de Barents à Pevek, dit la voie maritime du Nord présente le plus d’intérêt. Si le gain de temps de navigation annoncé, de l’ordre de 30 à 40 % sur une route, entre l’Asie du Nord et l’Europe du Nord, est fort médiatisé, l’optimisme de ce qui apparaît techniquement comme le nouveau « Panama blanc » doit être modéré par le marin qui est amené à emprunter cette route. Il y règne un climat rigoureux, on y trouve des vagues atteignant les dix mètres, les côtes sont peu habitées, et les secours lointains ; en outre des glaces dérivantes, peuvent surgir.
C’est d’abord toute l’économie liée à l’exportation par voie maritime des hydrocarbures extraits,des gisements en Sibérie, principalement le gaz, comme celui de la presqu’île de Yamal dans lequel est toujours impliqué Total, qui génère un trafic sans précédent de la route maritime du Nord. Les infrastructures et les moyens développés par la Russie, avec notamment la construction d’une nouvelle flotte de plusieurs brise-glace à propulsion nucléaire, capables de briser des épaisseurs de 2 à 3 mètres, sont censés bénéficier à moyen terme à un trafic de vracs entre l’Asie et l’Europe ou les États-Unis. Le développement des routes maritimes arctiques n’en reste pas moins dépendant d’un espace maritime arctique réglementé où les États côtiers ont des intérêts parfois divergents, voire contraires.
Hervé Baudu montre que la rentabilité de ces routes maritimes arctiques dépend largement du contexte économique, géostratégique, politique des sept pays souverains de cet espace (États-Unis, Canada, Islande, Norvège, Finlande, Suède et Russie), mais également de l’intérêt porté à cette région par les pays subarctiques, au premier rang desquels se situe la Chine, qui s’est déjà dotée de deux brise-glace atomiques. Ces routes arctiques n’en restent pas moins avant toute chose « politiques » comme le sont, du côté chinois, celles des Routes de la Soie. Il est fort à parier qu’après le funeste choix du Président russe d’attaquer l’Ukraine en ce début d’année 2022, la méfiance qu’inspiraient déjà ces voies de navigation pour les dégâts environnementaux qu’elles pouvaient présenter ne se transforme, pour une bonne part de la communauté internationale, en un durable boycott.
Les dirigeants russes ne se posent plus la question de savoir si les investissements colossaux réalisés et à venir pour la route maritime du Nord-Est seront rentables. Quel que soit le tempo du réchauffement climatique, ils y ont déjà répondu depuis longtemps par le financement de la construction de puissants brise-glace, la réalisation de travaux de dragage et d’infrastructures portuaires, de campagnes d’hydrographie de leur ZEE, etc. Cette confiance assumée dans l’avenir du développement de l’espace arctique pourrait laisser perplexe, mais le fait qu’elle soit partagée par de nombreux investisseurs étrangers, la Chine notamment, peut laisser croire à un avenir prometteur. Si le développement de la RMN est axé prioritairement sur un trafic annuel de destination pour les tankers en provenance des terminaux d’exploitation d’hydrocarbures, la Russie fait le pari d’un retour sur investissement plus durable quand le trafic de transit deviendra rentable.
Les réserves d’hydrocarbures arctiques russes étant considérables (12 % du total mondial pour le pétrole, 30 % pour le gaz naturel), la Russie comptait bien se hisser au rang des premiers exportateurs mondiaux en multipliant ses usines d’exploitation. C’est de ce seuil de rentabilité, dépendant fortement du prix du baril de brut sur lequel est indexé celui du gaz russe, qui dira si la stratégie à long terme de la Russie était bonne, car les prix de production moyens du baril se situent dans la gamme des 75 à 90 $. Des observateurs avertis avancent cependant que cette économie repose essentiellement sur l’exploitation de ressources fossiles dont on sait maintenant qu’elles doivent se substituer progressivement à un mixte d’énergies renouvelables, le gaz représentant alors seulement une énergie de transition.
Si les investissements et les délais de construction de tous ces projets sont en phase et au rendez-vous vers 2030-2035, la Russie pourrait être en position dominante sur le secteur de l’Arctique. C’est cette perspective et les moyens pour sécuriser ces projets qui préoccupent bon nombre des pays arctiques et subarctiques qui ne souhaitent pas voir la Russie s’arroger un monopole sur une zone maritime de droit international. Cet ambitieux développement économique n’est donc pas exempt de tensions, liées notamment à l’affirmation de souveraineté de la Russie, mais également à l’intérêt croissant pour les ressources arctiques de pays subarctiques, en particulier la Chine. Sous le prétexte d’assurer la sécurité de ses côtes et de la RMN, la Russie a réactivé ses bases militaires fortement armées sur les îles de Sibérie ou sur son littoral, sans toutefois atteindre le niveau de la guerre froide. Malgré cela, force est de constater que l’espace arctique s’inscrit dans le respect d’une réglementation maritime stricte et partagée par tous les pays qui le bordent, mais également par les autres qui se satisfont de cette relative stabilité.
Les différentes organisations intergouvernementales arctiques, comme le Conseil de l’Arctique, créé en 1996 et ses groupes de travail, garantissent un cadre presque contraignant pour l’exploitation de l’Arctique, même si, en vain, certaines organisations ont voulu en faire un sanctuaire à l’image de l’Antarctique. La régulation d’un espace maritime partagé tel qu’il l’est en Arctique n’a pas d’équivalent dans le monde. Espérons que l’exploitation qui en est faite restera maîtrisée. La prise de la présidence du Conseil de l’Arctique par la Russie en mai 2021 dont la politique se voulait coopérative, la politique environnementale beaucoup plus ouverte du nouveau Président américain, la résilience de la Chine pour ses ambitions dans l’Arctique, la tempérance du Canada – le bon élève des pays de l’arc Arctique – seront autant d’éléments qui contribueront à apaiser les tensions, ce qui avait été entendu lors du Sommet Joe Biden et Vladimir Poutine, du 16 juin dernier.
Alors, la Russie sera-t-elle en mesure de maintenir un niveau suffisamment ouvert de coopération pour que cet espace maritime fermé puisse être emprunté par un trafic international, qui in fine, ne sera conséquent qu’aux conditions qu’il soit rentable économiquement et sécurisé ? Alors que la Russie a ratifié en 2019 l’Accord de Paris sur le climat qui implique une réduction significative des émissions de CO2 par une moindre consommation d’hydrocarbures et à une transition vers les sources d’énergie renouvelables, sera-t-elle en mesure d’adapter son industrie basée sur l’exploitation d’énergies fossiles ? Autant de questions auxquelles la Russie doit répondre pour pouvoir prétendre à ses ambitions économiques. Cependant, tous ces efforts et cette volonté d’ouverture de cet espace arctique ne risquent-ils pas d’être vains avec les conséquences liées à l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 ? ♦