Enlevé à Bagdad en janvier 2020 avec trois de ses collègues de l’association humanitaire « SOS Chrétiens d’Orient », Alexandre Goodarzy ne retrouvera la France qu’après trois mois de captivité dans des conditions difficiles. Il nous relate cette épreuve dans ce livre, mais pas seulement. L’essentiel pour lui est ailleurs. Même si beaucoup a déjà été fait, notamment par le biais de l’association dont il est l’un des dirigeants et pour laquelle il a passé plusieurs années en Syrie. Aujourd’hui le monde chrétien oriental représente 3,5 millions de chrétiens répartis sur l’Irak, la Syrie, le Liban, la Jordanie, la Palestine et Israël (si l’on ne compte pas les Coptes égyptiens). La Syrie fut, il y a deux mille ans, le premier pays chrétien.
On se souvient que c’est sur la route de Damas que saint Paul fut touché par la grâce, puis fut baptisé, dans une maison du quartier Bab Sharqi dans le vieux Damas actuel. De même, la toute première église fut sans doute bâtie à Antioche, dans le Nord-Ouest syrien. La ville deviendra alors un foyer majeur du christianisme. Aujourd’hui, la Syrie abrite des Églises grecque, syriaque, arménienne, maronite, assyrienne, chaldéenne et latine. C’est en Jézire, une grande région située entre le Tigre et l’Euphrate que se trouve la plus grande concentration de chrétiens, descendants directs des Assyriens et des Araméens.
La situation géographique des chrétiens en Syrie est malgré tout particulière, car ils sont la seule communauté à être répartis sur tout le territoire. En cas d’implosion de l’État syrien, il est prévisible que de micro-États se formeraient à partir des communautés druzes, alaouites, kurdes et arabes sunnites qui disposeraient alors de territoires bien délimités. Il n’en serait pas de même pour les chrétiens dont l’implantation est clairsemée et ne permettrait d’aboutir à aucune continuité territoriale. Dans chaque région, les chrétiens ne constituent qu’une minorité, plus ou moins importante d’ailleurs, comme en Jézire. Lorsque la guerre civile a éclaté en 2011, le risque était ainsi qu’ils deviennent apatrides, ce qui explique d’ailleurs leur attachement fort à l’État syrien, seul garant de leur sécurité. Et ce d’autant plus qu’au niveau international, ils n’ont quasiment bénéficié d’aucun soutien. En septembre 2011, Nicolas Sarkozy expliquait même au patriarche maronite libanais qu’il était préférable que les chrétiens de Syrie et du Liban viennent se réfugier en Europe, car déjà ils n’avaient plus, selon lui, leur place au Proche-Orient. L’organisation humanitaire SOS Chrétiens d’Orient s’est toujours élevée contre cet abandon et travaille au contraire pour que les 3,5 millions de chrétiens du Levant puissent continuer à vivre sur leurs terres.
Aujourd’hui, après une décennie de guerre, la situation de la Syrie s’est stabilisée même si les affrontements continuent sporadiquement, mais le pays reste malgré tout divisé. Si les régions peuplées majoritairement d’Alaouites, à l’ouest du pays, ont été épargnées, beaucoup de villages chrétiens ont été détruits par les djihadistes. C’est notamment le cas de Maaloula, que l’on évoquera plus loin. De même, si avant la guerre il y avait 150 000 chrétiens à Alep, il n’en reste aujourd’hui que 50 000 au maximum.
Leur situation reste difficile. Au nord, en Jézire on assiste en effet à ce qui s’apparente à une forme d’épuration ethnique de la part des Kurdes. Les Kurdes ferment les écoles où l’enseignement n’est pas donné dans leur langue, ce qui force les autres élèves à recourir aux établissements privés rattachés aux Églises chrétiennes. En outre, les forces kurdes ont tendance à kidnapper les jeunes arabes chrétiens pour les forcer à faire leur service militaire dans les milices kurdes. « Menacés par l’État islamique au sud et intimidés par les indépendantistes kurdes parmi lesquels ils vivaient, les chrétiens de la Jézire avaient le choix entre fuir devant les djihadistes ou rester et accepter l’oppression toujours plus grandissante du Parti de l’Union démocratique (PYD), la ramification du PKK en Syrie et de ses branches armées YPG/YPJ », nous explique Goodarzy. La mainmise des Kurdes sur la Jézire se traduit également par le changement des noms de rues. Cette véritable épuration ethnique est la plupart du temps passée sous silence par la presse occidentale, car pour les médias la Syrie est « ce pays où un mort ne fait pas nécessairement une victime », remarque avec lucidité l’auteur. On s’en était déjà rendu compte en comparant le traitement médiatique de la reprise d’Alep sur les djihadistes par les armées syrienne et russe et celui de Raqqa, rasée par l’aviation occidentale puis reprise par les Kurdes, mais dont les destructions, toutes aussi importantes, avaient été souvent minimisées par les journalistes.
Ce livre est un témoignage de première main sur la situation en Syrie et en Irak, car l’auteur, dans le cadre de ses missions humanitaires, a été conduit à visiter toutes les régions dévastées par la guerre afin de comprendre les besoins réels de la population et peut ainsi nous relater précisément ce qu’il a vu. Il se rend notamment compte sur place des difficultés que connaissent les habitants d’Alep dont toutes les centrales électriques, sauf une, ont été détruites par les djihadistes (la centrale épargnée sera finalement détruite par un bombardement américain en 2015). Alexandre Goodarzy nous décrit très bien à propos de la ville chrétienne de Mhardeh, considérée comme un cas d’école, le processus de prise de contrôle de cette ville par les djihadistes sunnites des villages alentour. Tout commence par le banditisme (vols, enlèvements), puis suit le racket (exigence de la jizya, la taxe que le kafir doit payer aux musulmans). Les choses se passent généralement avec la complicité de certains habitants qui prennent naturellement le parti des djihadistes. Ce fut aussi le cas de la ville arménienne de Kessab au nord-ouest de la Syrie, bombardée par les Turcs avant d’être investie par les islamistes. On remarque finalement, et c’est une leçon stratégique que l’on peut tirer du livre, que les villes prises par les djihadistes n’ont pu l’être qu’en raison de l’absence de l’armée syrienne (c’est le cas de Mhardeh) ou d’une présence trop faible de celle-ci (comme à Alep).
Goodarzy aborde aussi la question des réfugiés et le mécanisme de leur départ. Ainsi à Alep les plus riches sont partis les premiers, généralement pour le Liban ou le monde occidental. Les moins riches sont partis pour Lattaquié ou Tartous à l’ouest de la Syrie. Une partie des jeunes a fui en Allemagne pour éviter le service militaire. À la fin, seuls restèrent sur place les « patriotes pauvres ». Comme l’explique Mgr Audo, l’évêque d’Alep, « ceux qui sont restés, ce sont les pauvres, et aussi ceux qui aimaient leur pays, parfois les deux. Des patriotes pauvres ».
Ce voyage à travers les décombres n’empêche pas quelques lueurs d’espoir lorsque l’on se rend compte que la vie continue malgré tout. L’auteur nous livre ainsi un émouvant témoignage sur la fête de la Sainte-Croix à Maaloula, un village chrétien qui vient d’être reconquis sur les djihadistes. Lors de cette fête les deux parties du village, respectivement orthodoxe et catholique, situées sur les hauteurs, rivalisent de chants et des rondins enflammés sont précipités en bas. On apprécie également tout au long du livre le respect traditionnel que les Syriens marquent à l’égard des prêtres et dignitaires religieux de quelque religion que ce soit.
Goodarzy nous livre également son analyse personnelle de la situation syrienne et des printemps arabes. En 2007, lors de son premier séjour, la Syrie était l’un des pays les plus sûrs au monde. En 2011, le chaos commence, avec une guerre civile, sous influence étrangère, qui ensanglante le pays depuis dix ans. Que s’est-il donc passé selon lui ?
La Syrie d’Assad était à ses yeux « coupable d’être restée fidèle à ce que les Européens d’hier attendaient d’elle, à savoir être un régime autoritaire séculier, comme l’avaient été précédemment la Libye, l’Irak de Saddam, l’Égypte, l’Algérie ou la Tunisie ». Aux termes de ce modus vivendi implicite, ces pays devaient protéger l’Europe de l’immigration ou de l’islamisme. Mais « aux yeux des instances européennes, la démocratie l’emportera sur la sécurité. Là où une transition douce aurait dû être mise en place, l’Occident, masochiste, encouragera les pires mouvements à détruire ceux qui nous protégeaient ». Un seul résistera, la Syrie d’Assad, cette Syrie trois fois millénaire où « la tradition survivait au modernisme ». Le contraste avec la situation de notre pays le tourmente.
Alexandre Goodarzy fut en effet de retour en France pour un bref séjour, quelques jours avant les attentats du Bataclan. En face du drame, il fut frappé par l’apathie de la population et des autorités, car, pour lui, « de la colère découle l’agressivité qui permet la survie ». Apathie française qui tranchait avec la volonté acharnée de vivre que manifestaient chaque jour les populations chrétiennes de Syrie. « En France, j’avais l’impression d’un suicide collectif quotidien », avoue-t-il. « Le courage de faire face, rester debout, ne pas subir étaient des valeurs qui, vraisemblablement, avaient déserté notre pays. »
À la fois témoignage vécu et analyse sans concession de la catastrophe syrienne, le livre d’Alexandre Goodarzy fait fi des prises de position convenues qui sont de mise en Occident depuis 2011. Il est à lire à plusieurs niveaux. S’il attire notre attention, fort pertinemment, sur le calvaire subi par les chrétiens de Syrie, il nous permet aussi de comprendre les processus et les mécanismes qui entrent en jeu lorsqu’une société se désagrège de l’intérieur. Les choses peuvent aller très vite et le passage du banditisme au terrorisme puis à la conquête territoriale par des groupes djihadistes peut intervenir insidieusement. La leçon est à méditer. ♦