L’assassinat politique est aussi vieux que le monde. Si le suicide imposé à Socrate peut entrer dans cette catégorie, le meurtre de César aux ides de mars 44 av. J.-C. également. Il répond en effet à une logique éternelle, car comme l’explique l’universitaire médiéviste Colette Beaune dans un livre coécrit avec l’homme politique Nicolas Perruchot, « tout assassinat d’un dirigeant politique est une protestation explicite ou non contre l’ordre du monde, tout assassin pense pouvoir l’améliorer par son geste, tout assassin espère changer le monde… Le but de la violence n’est pas celle-ci, mais au contraire le rétablissement d’une société plus juste… ».
« Contrairement à ce qu’on aurait pu penser [nous mettent en garde les auteurs], l’apparition d’élections régulières et du suffrage universel masculin, qui permettent en principe de changer pacifiquement le chef de l’État ne mettent pas un terme aux violences politiques. Celles-ci restent un invariant. C’est aux formes successives de cet invariant qu’est consacré ce livre ». En règle générale, « tous les assassinats politiques supposent des conditions particulières : une guerre extérieure (contre le roi d’Angleterre au XVe siècle) ou une menace de guerre (contre l’Espagne en 1610) associée à des troubles civils ou religieux. Autrement dit, l’assassinat du prince représente l’acmé d’une vague de violences diffuses ».
Le livre fait une grande part au régicide, mais en France celui-ci ne fut pas si fréquent qu’on pourrait le penser : « Si le Haut Moyen-Âge a bien multiplié les assassinats royaux, devenus un mode quasi normal de succession… depuis l’invention du sacre au profit des Carolingiens au milieu du VIIIe siècle, aucun roi ne fut assassiné jusqu’à Henri III en 1589 ». Les Français en sont d’ailleurs conscients qui critiquent les Anglais « tueurs de rois ». « Ne pas tuer son roi fit longtemps parti de l’identité française », concluent Beaune et Perruchot.
L’assassinat d’un roi est souvent le signe d’une ligne de faille successorale, ce qui explique que la question se pose moins souvent en France, où la succession est réglée par la loi salique, qu’en Angleterre où le nombre de prétendants au trône est nécessairement plus important.
Colette Beaune nous rappelle ainsi l’histoire de la loi salique, à laquelle s’ajoute pendant les guerres de religion, l’obligation pour le roi d’être de confession catholique (principe que Colette Beaune nomme la « loi de catholicité »). Jusqu’en 1316, le problème ne se posera pas : tous les Capétiens eurent à leur mort la chance d’avoir un fils en âge de régner. La loi salique elle-même fut « dictée au-delà du Rhin par quatre sages du temps du roi Pharamond, elle attribuait dans son article 59 (version Clovis) ou 62 (version Charlemagne) toute la terre du clan aux fils ». Elle réapparut en 1358 sous la plume d’un moine de Saint-Denis, Richard Lescot, qui en trouva un manuscrit dans la bibliothèque de son abbaye. Elle permettait de faire reposer la dévolution de la couronne sur une loi et non sur une simple coutume et devenait ainsi le meilleur rempart face aux Anglais en permettant d’écarter les prétentions d’Édouard, fils d’Isabelle de France et veuve du dernier roi d’Angleterre. Au XVe siècle, la loi devint extrêmement populaire et grâce à elle Louis XII succéda à son cousin Charles VIII et François Ier à son cousin et beau-père Louis XII. « Au XVIe siècle, nous rappelle Colette Beaune, nul ne doute de sa validité et tous les autres principes de la succession à la couronne lui sont progressivement rattachés ».
On trouve ainsi souvent chez les juristes français cette idée que le roi est fait par la loi et non par l’Église. Le sacre n’étant ainsi guère qu’une cérémonie festive faite ou oubliée selon les circonstances. Pour le peuple, par contre, c’est le sacre qui fait le roi et l’onction venue du ciel est indispensable pour désigner l’élu de Dieu.
Les effets des régicides sont contrastés. Habituellement, un tyrannicide aboutit à une crise du pouvoir et non à un renforcement de celui-ci. La mort d’Henri III, au contraire, renforce la monarchie et aboutit à susciter autour d’un prince, qui à sa mort était moyennement populaire, une légende laudative. L’autre et seul cas connu est l’assassinat de Guillaume d’Orange en 1584, qui crée à terme la Hollande. Paradoxalement aussi, c’est grâce à la mort d’Henri IV que la France quitte le cycle infernal des guerres civiles…
Les punitions subies par les assassins des rois et des responsables politiques sont proportionnelles au crime commis et la peine de mort s’applique dans la plupart des cas, avec des adaptations selon les époques. Ravaillac, assassin d’Henri IV et Damiens, qui a blessé Louis XV d’un coup de canif sont écartelés. S’ajouteront d’ailleurs pour ce dernier, condamné pour « parricide et lèse-majesté divine et humaine », une série de supplices préliminaires à l’énoncé desquels il aurait répondu calmement : « La journée sera rude » (quant à Ravaillac, ses mots dans la même circonstance furent : « Bonne journée, journée bien remplie »). Charlotte Corday sera guillotinée et Bastien Thiry fusillé. Dans ce domaine, les acquittements furent, comme on s’en doute, assez rares dans l’histoire. Jean Sans Peur, qui a commandité l’assassinat de Louis d’Orléans en 1407, sera toutefois pardonné par le roi fou Charles VI, avant de subir le même sort que sa victime vingt ans plus tard, Henriette Caillaud, qui avait assassiné à l’été 1914 Calmette, le directeur du Figaro, sera acquittée, ainsi d’ailleurs, mais quatre ans plus tard, que l’assassin de Jaurès.
La Révolution et la période napoléonienne furent marquées par l’assassinat de Marat, la condamnation à mort du chimiste Lavoisier et l’exécution du duc d’Enghien. Ces épisodes sont connus ; aussi nous les évoquerons brièvement en mettant l’accent uniquement sur les aspects marquants soulevés par les auteurs. Pour le XXe siècle nous ne mentionnerons que le chapitre consacré à l’assassinat de Jean Jaurès.
Charlotte Corday était girondine et non pas monarchiste comme on le lit parfois. Elle considérait qu’elle devait se sacrifier pour libérer le peuple d’un tyran : « Je ne puis offrir que ma vie, déclara-t-elle… pour mettre fin à l’anarchie. Qu’advienne le règne de la loi, que la paix et la fraternité effacent à tout jamais l’idée de faction ». À la lecture du chapitre qui lui est consacré, on ne peut qu’être frappé par sa culture. Elle lit tout ce qui lui tombe sous la main, des classiques latins comme le Plutarque qu’elle emporte à Paris, ou les tragédies de Pierre Corneille, son ancêtre. En 1789-1790, elle lit de 500 à 600 brochures sur la Révolution. Elle maîtrise parfaitement les questions financières et jongle entre assignats, lettre de change et numéraire. Elle prédit même une dévaluation rapide des assignats, de l’ordre des deux tiers…
Lavoisier, condamné à mort en tant qu’ancien fermier-général, demande un sursis de quinze jours pour terminer une expérience. Dumas, président du Tribunal révolutionnaire refuse et lui répond : « Nous n’avons pas besoin de chimistes. » La mémoire historique a la dent dure pour certaines victimes de la Révolution. Ainsi lorsqu’à l’occasion du bicentenaire de la révolution, quelques parlementaires ont proposé l’entrée des cendres de Lavoisier au Panthéon, ces derniers se heurtèrent à un refus catégorique du ministère de la Culture…
La fondation par Napoléon d’un empire héréditaire promettait à tous que l’ancien monde ne ressusciterait pas. Mais pour passer d’un monde à l’autre, il était nécessaire de tuer symboliquement, et réellement, le monde d’avant 1789. En condamnant à mort le duc d’Enghien, Bonaparte devenait ainsi selon les mots de Colette Beaune, « l’empereur d’une République ».
À partir du 26 juillet, les écrits et les discours de Jaurès passent sous silence l’idée de la grève générale insurrectionnelle et préconisent de faire confiance à la voie diplomatique, notamment à l’égard de la Russie. Le député socialiste demande ainsi au gouvernement français « d’agir sur son alliée la Russie, afin qu’elle ne soit pas entraînée à chercher dans la défense des intérêts slaves un prétexte à des opérations agressives » (manifeste de la SFIO du 27 juillet). De même, dans son dernier discours, prononcé à Bruxelles le 29 juillet : le gouvernement français doit parler avec force à la Russie de façon qu’elle s’abstienne. Mais si, par malheur, la Russie n’en tenait pas compte, notre devoir serait de dire : « Nous ne connaissons qu’un traité : celui qui nous lie à la race humaine ! ». Ce même 29 juillet, la Russie déclare unilatéralement une mobilisation partielle contre l’Autriche-Hongrie. Jaurès s’est persuadé, à tort, que le gouvernement français œuvrait pour la paix. En réalité Poincaré et Viviani n’ont aucunement profité de leur visite en Russie pour tempérer les ardeurs bellicistes de Nicolas II et de son gouvernement, bien au contraire. Il s’en est rendu compte trop tard et son assassinat n’a eu aucun effet sur l’éclatement de la guerre, déjà inéluctable.
Maurras, le directeur du journal L’Action française, écrit dans son éditorial : « Avec Jaurès s’évanouit l’ancienne façon humanitaire, révolutionnaire, romantique, de rêver les rapports du présent et de l’avenir. L’homme meurt dans la défaite de son rêve. On dirait même qu’il en est mort. »
Dernier clin d’œil de l’histoire de France révélé par ce livre, l’attentat du Petit-Clamart fut baptisé par ses organisateurs du nom de code d’« opération Charlotte Corday »… ♦