Dans son dernier livre, Max Schiavon, après nous avoir déjà donné, il y a quelques années, une remarquable biographie de Weygand, s’intéresse à son successeur et cherche à percer ce qu’on a appelé le « mystère Gamelin » : comment cet officier considéré parmi les plus brillants de sa génération et possédant la confiance des dirigeants politiques, a-t-il pu conduire nos armées au désastre en 1940 ? La réponse est certainement à rechercher au niveau de son caractère, ce que l’auteur fait avec brio tout au long de son récit.
Maurice Gamelin est né à Paris en 1872, d’un père saint-cyrien et officier de carrière. Il entre lui-même à Saint-Cyr en 1891. Il en sort major de sa promotion et choisit l’infanterie et les tirailleurs algériens. Il entre à l’ESG en 1899. En 1906, il devient officier d’ordonnance de Joffre, puis son chef de cabinet. Il le restera au début de la guerre, puis sera nommé chef du 3e bureau du GQG des armées du Nord et de l’Est, puis chef d’état-major du GQG avant de se retrouver à la tête d’une division d’infanterie en 1918.
Après la guerre, il passe six ans au Brésil détaché comme conseiller militaire du gouvernement de ce pays, chargé de réorganiser l’armée. Il rentre en France en 1924. Il est nommé l’année suivante au Levant en tant qu’adjoint au haut-commissaire (le général Sarrail) à la suite de la révolte druze (soutenue en sous-main par les Britanniques). Après le départ de Sarrail, Gamelin sera nommé commandant supérieur des troupes du Levant. Malgré de brillants succès militaires, qui mettent fin à cette révolte druze, le nouveau haut-commissaire Henry de Jouvenel demande son remplacement au gouvernement au motif que Gamelin manquerait de caractère et que « bien que doté d’une intelligence hors du commun et d’un commerce agréable, il lui manquerait, pour être un chef digne de ce nom, une “colonne vertébrale” ». Gamelin gardera malgré tout de sa réussite au Levant une confiance en soi peut-être exagérée, mais aussi quelques leçons sur le plan de la doctrine. Dans une note envoyée à Paris en août 1927, il signale « à nouveau l’intérêt que présente au Levant, l’emploi de moyens mécaniques de toute nature, d’autant plus puissant que nos effectifs seront plus restreints […] L’automitrailleuse et le char léger ont rendu et sont appelés à rendre dans l’avenir les plus grands services ».
Maurice Gamelin est nommé sous-chef d’état-major de l’armée en janvier 1930, Weygand étant chef d’état-major et Pétain vice-président du Conseil supérieur de la guerre. L’année suivante Gamelin devient chef de l’EMA et entre au CSG, Weygand devenant vice-président du CSG et inspecteur général de l’armée. Gamelin se retrouve donc subordonné directement à la fois à Weygand et au ministre, ainsi « la préséance de Weygand sur Gamelin existe dans la forme, mais est contournable dans l’action quotidienne ».
La cohabitation conflictuelle entre Weygand et Gamelin n’aide d’ailleurs pas à faire avancer les dossiers, mais arrange les ministres Paul-Boncour et Daladier qui « se heurtent violemment à un Weygand rigoureux, voire rigide, qui pointe leurs manquements, leurs contradictions et les promesses non tenues, mais trouvent en Gamelin un général compréhensif, souple, toujours prêt au compromis ». En effet, « Weygand, lorsqu’il juge la sécurité nationale engagée, se montre intransigeant, tandis que Gamelin estime que les chefs militaires n’ont pas à entraver la politique du gouvernement, quelles qu’en soient les conséquences ».
Au début des années 1930, la France désarme, alors que l’Allemagne, avant même l’arrivée au pouvoir d’Hitler, commence au contraire à réarmer. Les militaires français en sont conscients, mais peinent à en convaincre les politiques. Pour Schiavon, cependant, « il n’est pas douteux que Gamelin soit conscient du danger et veuille voir lui aussi les moyens militaires augmenter, mais il tergiverse, atténue la menace et donne, involontairement parfois, des arguments aux parlementaires qui refusent d’accroître le budget militaire ».
Contrairement à Weygand qui avait prôné un emploi massif des chars et une révision profonde de la doctrine pour se préparer à la guerre de mouvement permise par le moteur, Gamelin en revient à des idées plus classiques : « pour lui, comme pour la plupart des chefs de l’armée française, “l’infanterie est la reine des batailles” et toutes les autres armes doivent concourir à son succès ».
À partir de 1936, Gamelin s’entend particulièrement bien avec Daladier, le nouveau ministre de la Défense du Font populaire. « Ils partagent nombre de traits de caractère [nous explique Schiavon] et ont des idées politiques assez proches. » Ils sont d’accord tous les deux sur la nécessité de réarmer rapidement. « Les subordonnés directs de Gamelin perçoivent qu’il est sans doute l’homme de la situation dans ces temps troublés », poursuit l’auteur. Pour le général Véron, « le général Gamelin, plus souple, plus manœuvrier et plus habile en un mot que ne l’était le général Weygand, est bien l’homme de la situation pour obtenir beaucoup des hommes politiques nouveaux ».
Effectivement, sur le plan du réarmement, le Conseil des ministres du 7 septembre 1936, accorde à l’armée 14 milliards de francs en quatre ans (23,3 % pour l’artillerie, 17 % pour l’infanterie, 16,7 % pour les fabrications d’armement et les matériels du génie et des transmissions, 13,7 % pour les blindés, 8,5 % pour la fortification…). Hélas, l’indemnisation des industriels de l’armement dont le gouvernement vient de nationaliser les usines est déduite de ce budget de 14 milliards. Le réarmement français a commencé malgré tout avec deux ans de retard. Début 1937, Gamelin déplore que « les Allemands construisent en un mois autant d’artillerie que la France en un an ».
En inaugurant, le 26 juin 1936, le Comité permanent de la Défense nationale, le nouvel organisme destiné à coordonner l’action des forces armées, Daladier tient à préciser qu’« à la base de toutes les hypothèses, il y a un fait fondamental, à savoir que la France a une politique défensive ».
Gamelin entretient des relations amicales avec le maréchal Badoglio, auquel il envoie même ses vœux de réussite lors du déclenchement de la guerre italo-éthiopienne. Avec l’ensemble de la hiérarchie militaire, il tente ensuite de s’opposer aux sanctions qui visent l’Italie, avant de se ranger à l’avis du gouvernement dont le chef Léon Blum est très hostile à Mussolini, bien plus qu’à Hitler paradoxalement. L’alliance franco-italienne, nouée en 1935, se défait alors au grand désappointement des chefs militaires des deux pays.
Doté d’une certaine prescience, Gamelin annonce déjà en 1936, la victoire de Franco. En 1937, « il juge l’intervention germano-italienne en Espagne peu dangereuse, certain qu’après sa victoire, le Caudillo refusera la présence de troupes étrangères sur son sol ». L’EMA fait tout son possible pour que le gouvernement n’intervienne pas dans la crise ibérique. Malgré tout, de très nombreux matériels sont livrés aux républicains, qui manqueront à l’armée française en 1940.
Cette prescience remarquée plus haut ne s’appliquera pas malheureusement à la détermination du point d’effort principal allemand. En 1935 se tient en effet un exercice de cadres dont le thème est le franchissement des Ardennes par des forces ennemies importantes. Le général Faury, chargé de défendre la ligne principale de résistance sur la Meuse, décrit en quelques mots ce qui arrivera effectivement cinq ans plus tard et contredit Gamelin qui n’imaginait pas l’ennemi franchir la Meuse avant le neuvième jour : « Si les Allemands attaquent dans cette région, ce sera par surprise. Ils n’attendront pas le neuvième jour. Ils remplaceront l’artillerie par l’aviation, les chars ; malgré la pauvreté en itinéraires, ils atteindront très rapidement la Meuse. Sous la protection du bombardement aérien, et après le passage de quelques fantassins, ils traversent le fleuve [si cette éventualité se produisait], le haut-commandement ne pourrait pas, dans un délai très bref, trouver la parade […] Ce serait la percée ». Gamelin ne répond pas et clôt l’exercice…
« Trop cartésien », conclut Schiavon, « Gamelin n’imagine pas que des bombardiers puissent remplacer ponctuellement l’artillerie, modifiant ainsi le rythme de la bataille », comme ce sera le cas en mai 1940 à Sedan. S’il est conscient que l’aviation sera amenée à jouer un rôle de plus en plus important, « il imagine essentiellement son action au travers du bombardement stratégique à l’intérieur du territoire ennemi, ainsi que dans la maîtrise du ciel au-dessus du champ de bataille terrestre… Il n’a pas intégré les opportunités que permet l’appui aérien direct au sol – le bombardement tactique – sur le front même ».
Lorsque la Seconde Guerre mondiale se déclenche, Gamelin est chef d’état-major de la Défense nationale et commandant en chef des forces terrestres. Le général Alphonse Georges est à la fois son adjoint et le commandement du front du Nord-Est, sans avoir reçu toutes les prérogatives d’un commandant de front, notamment en matière de ravitaillement. En janvier 1940, Gamelin décide de rester à Paris, plus précisément à Vincennes, pour garder le contact avec les hommes politiques (alors que Joffre en 1914 avait tout fait pour s’en éloigner). On aboutit ainsi à trois centres de décision géographiquement séparés, ce qui rend très difficile le processus de décision : Vincennes (PC de Gamelin), Montry (GQG) et La Ferté-sous-Jouarre (commandement du Nord-Est) à 60 kilomètres à l’est de Paris. « En réalité [explique Schiavon] Gamelin cumule les responsabilités… dont il n’exerce réellement aucune ».
Et cela d’autant plus que Gamelin ne dispose que de cinq officiers à son PC de Vincennes pour faire la liaison avec l’Armée de l’air et la Marine et que l’absence d’un état-major des armées se fait en outre cruellement ressentir. Ce PC comprend à peine 40 personnes, alors que le GQG de La Ferté-sous-Jouarre regroupe 332 officiers et 1 096 sous-officiers et soldats. Le PC de Vincennes donne aux visiteurs l’impression d’une sorte de tour d’ivoire. Le colonel de Gaulle le compare à « un couvent où Gamelin médite seul sur les décisions à prendre ».
Si Gamelin laisse une liberté surprenante à son entourage proche (« le contrôle tue l’action », explique-t-il), il n’inspire guère confiance à ses grands subordonnés et a l’habitude lorsque les choses se passent mal à rejeter sur les autres ses propres responsabilités. En effet, « ses réflexions solitaires, ses tergiversations, ses fréquents renoncements, ses prises de position souvent opportunistes, son manque de pugnacité vis-à-vis des ministres successifs éloignent peu à peu Gamelin de la plupart de ses subordonnés ; nombreux sont ceux qui en viennent à ne plus lui accorder leur pleine confiance ».
Le général Bineau, au moment de quitter son poste de major-général à la suite des intrigues de Gamelin, avertit son successeur le général Doumenc : « Tu verras, c’est très curieux, il (Gamelin) s’imagine revivre la guerre de 1914 ! Il croit que les Allemands feront de même ; il n’a pas compris le caractère particulier de cette guerre. » Analyse confirmée par l’historien allemand, Karl-Heinz Frieser : « Gamelin avait tout prévu en détail et rédigé un scénario très précis. Le problème c’est que les Allemands ne s’y conformèrent pas. »
Deux options sont en effet sur la table pour se porter en Belgique à la rencontre des Allemands : l’option Dyle qui nécessite 15 divisions françaises, et l’option Dyle-Bréda qui engage 30 divisions parmi les meilleures. Cette dernière option reviendrait à hypothéquer la 7e armée du général Giraud, jusque-là en réserve dans la région de Reims, et à faire ainsi perdre au commandement sa seule réserve stratégique. Le colonel de Villelume, directeur du cabinet militaire du nouveau président du Conseil, Paul Reynaud, réussit à convaincre ce dernier que le plan Dyle-Breda est une erreur. Hélas, nous explique Schiavon, « Reynaud change d’avis après avoir vu le colonel de Gaulle et le général George. Le premier le persuade qu’il faut pénétrer en Belgique, au besoin sans l’accord des Belges, car selon lui les forces en présence se valent, y compris dans le domaine de l’aviation. » Au dernier moment, conscient que sa décision possède malgré tout le caractère d’un coup de dé, Gamelin choisira effectivement cette seconde option qui s’avérera désastreuse.
« À bien des égards, les mauvais choix de Gamelin s’expliquent par sa personnalité [confirme Schiavon]. Celle-ci est faite d’une surprenante combinaison de facultés hors du commun et d’une incapacité totale à se remettre en question. » Pour le colonel Paillole du 2e bureau, Gamelin « pense bien, décide difficilement, ne s’impose jamais ».
Si « le caractère, la finesse d’esprit, les manières de Gamelin conviennent très bien aux Britanniques », ses échecs confirment les mots de Valery, dont il était d’ailleurs proche, selon lesquels « une trop grande intelligence est plus nuisible qu’utile dans la conduite des affaires ».
Lors du procès de Riom en 1941-1942, Gamelin se défausse, à son habitude, sur les politiques, sur ses subordonnés et sur Weygand, qui fut à la fois son prédécesseur et son successeur. Schiavon nous fait remarquer à cet égard la faiblesse de ses arguments. Se disant en désaccord avec le pouvoir politique, Gamelin s’est bien gardé de démissionner (malgré huit tentatives avortées), essentiellement parce qu’« il désirait rester en fonction à tout prix et manquait de caractère. Peu intéressé par la technique, il a défait l’organisation mise en place par Weygand qui permettait de piloter de près les programmes d’armement. La réorganisation désastreuse du GQG en janvier 1940 a été menée à son initiative ; en aucune façon les dirigeants politiques ne l’ont imposée. Il a sciemment trompé les Polonais sur l’aide que la France pourrait leur apporter. Enfin, son IPS n° 12… a été mise à exécution par Weygand dès sa nomination ». Gamelin se défaussa de même après-guerre lors des auditions de la commission Serre. « Il n’est pas exagéré de dire que son témoignage est indigne d’un grand chef responsable », conclut Schiavon.
Dans ses mémoires parues en trois tomes en 1946 et 1947, Gamelin reconstruit sans vergogne l’histoire récente et ne reconnaît aucune responsabilité, en profitant pour accabler au passage ses anciens subordonnés. Ici encore il « excelle dans l’art de se dérober et plus encore, peut-être, que les hommes politiques, rejette avec virtuosité sur les autres ce qui est de son autorité ».
Pur produit de la IIIe République, Gamelin devait sa position à sa proximité avec Maginot, Tardieu et Daladier, ce sont eux qui l’ont placé sur la trajectoire qui l’a conduit à devenir le chef de l’armée, cela n’en faisait pas nécessairement un homme taillé pour affronter le chaos de la guerre. Pour Max Schiavon, c’est malgré tout Daladier qui porte ici les plus grandes responsabilités, car il connaissait dès le début les graves déficiences du général. Il l’a cependant laissé en place et n’a cessé de le couvrir et de le défendre.
La biographie que Max Schiavon a consacrée au général Gamelin est basée sur un certain nombre de sources inédites. Elle comporte deux apports essentiels : revisiter la défaite de 1940 ainsi que les années de marche à la guerre avec les questions de budget, d’organisation et d’armement, mais aussi réfléchir sur les qualités nécessaires à un chef militaire et sur les vices en matière de caractère qui sont rédhibitoires à l’exercice de hautes fonctions. ♦