Le capitaine de la Luftwaffe Nicolaus von Below, de vieille noblesse prussienne, entre à la Chancellerie du Reich le 16 juin 1937 comme « aide de camp Luftwaffe » d’Hitler. Il ne la quittera que le 29 avril 1945 à travers Berlin en ruines. Entre ces deux dates, il aura passé la plupart de son temps au contact d’Hitler, souvent même dans son intimité. Chargé de la liaison avec la Luftwaffe, il remplit auprès du Führer une fonction difficile et importante pour laquelle il doit être en mesure de le renseigner à tout moment. Il doit ainsi se tenir au courant de l’état des forces, de la situation de l’industrie aéronautique, des développements techniques et des prévisions de production. Il lui faut aussi connaître parfaitement le fonctionnement de la « machine militaire » pour transmettre les remarques et les ordres d’un chef qui répugne à écrire. Von Below devient en outre en 1944 l’homme de liaison d’Albert Speer, grand maître de l’économie de guerre du Reich. C’est dire l’importance du personnage au sommet de l’État.
Von Below ayant brûlé son journal dans les derniers jours de la guerre, ces mémoires ne sont qu’une reconstitution qu’il effectua de mémoire, mais une reconstitution étonnamment fidèle. Pour Jean Lopez, qui a préfacé cet ouvrage, sa mémoire est « remarquable, voire exceptionnelle ». Lopez lui-même a vérifié les dates et les lieux indiqués par von Below, sans trouver aucune erreur.
Malgré la modestie contrite de l’auteur (« Mes souvenirs constituent quand même, peut-être, une contribution à l’explication de ces événements historiques qui ont modifié l’Europe et le monde de façon décisive depuis 1914 et dont j’ai été le témoin sans en être aucunement responsable »), les souvenirs de Nicolaus von Below sont d’un intérêt capital sur trois points : sur le personnage d’Hitler et sur son fonctionnement intellectuel, sur la Luftwaffe et enfin sur les rivalités internes à la Wehrmacht, mais aussi à l’armée de terre.
L’image d’Hitler que trace von Below dans ses mémoires est à l’inverse de ce qu’on peut lire généralement. On a vu en lui un redoutable négociateur ; pour son aide de camp, il est au degré zéro de ce talent. On a dit qu’il était un grand tribun ; pour von Below, il fait de la politique internationale avec des façons de propagandiste de brasserie, etc. Jean Lopez relève aussi que « le Hitler de von Below n’est pas l’homme tranchant, énergique et sûr de lui, comme il se plaît à apparaître, mais un être indécis, un “tempérament d’artiste”, un rêveur qui consulte interminablement ses conseillers et se montre inférieur à sa tâche dans les grandes crises, lors de l’Anschluss ou de l’affaire des Sudètes ».
Dans la journée, Hitler ne travaillait jamais à un bureau, nous explique von Below. Ce « style assez fantasque, consistant à éviter toute… consigne écrite, conférait à son entourage, et notamment aux aides de camps, une singulière fonction d’intermédiaire. Nous recevions verbalement ordres et commandements, que nous devions coucher par écrit… ». Il s’agissait souvent d’idées inachevées ou d’indications sur des intuitions momentanées. Les fautes d’interprétation pouvaient être lourdes de conséquences. « Là résidait la faiblesse fondamentale de ce système de gouvernement. Personne n’était capable de dire avec certitude après coup ce qu’Hitler avait réellement voulu ou pensé quand il ordonnait oralement ceci ou cela et que cette “suggestion” passait ensuite entre plusieurs mains. » La lecture de ces souvenirs, conclut Jean Lopez, achèvera de convaincre le lecteur « que le IIIe Reich était une pétaudière, le champ clos d’affrontements entre féodalités bureaucratiques, coiffé par un suzerain refusant souvent d’arbitrer ».
L’un des apports du livre de von Below est ainsi son analyse des processus décisionnels au sommet du IIIe Reich. L’auteur nous explique ainsi qu’« Hitler ne pouvait prendre aucune décision importante en un tournemain. » Il avait alors besoin de Goering pour trancher. Or, Goering connaissait « l’irrésolution d’Hitler en cas d’événements imprévus et il savait qu’il se laisserait alors conseiller et influencer ; c’était l’inverse lorsque le Führer s’était forgé sa propre opinion après de longues réflexions : dans ce cas-là, il était très difficile, voire impossible, de l’influencer ». Pour von Below, le manque d’esprit de décision d’Hitler venait de son tempérament d’artiste : « Tout artiste vit d’intuitions et de stimulations : celles-ci ne viennent pas sur commande, mais demandent du temps pour mûrir ». Un homme politique ne peut en faire autant. Ceci explique, pour von Below, que « toutes les grandes décisions couronnées de succès, prises par lui quelques années avant et après 1937… ont été longuement réfléchies et minutieusement planifiées. Il s’occupait lui-même des préparatifs, jusque dans les moindres détails, en étant particulièrement attentif au choix du moment. Il put le faire jusqu’en 1941 ; après c’est l’adversaire qui détermina le rythme et l’obligea à prendre rapidement des décisions à court terme. Cela n’était pas dans sa nature et conduisit à la catastrophe ».
Von Below montre aussi qu’Hitler était loin d’être le dilettante en matière militaire décrit après-guerre par ses généraux. Il savait juger une situation militaire aussi bien que les professionnels et ses intuitions se sont souvent révélées justifiées, même si ces intuitions se sont accompagnées de nerfs fragiles. En août 1938, en pleine préparation du « plan vert » d’attaque de la Tchécoslovaquie, Hitler souligne « à plusieurs reprises, l’importance du regroupement de toutes les unités de blindés en un puissant fer de lance grâce auquel une percée rapide et par surprise devait gagner les profondeurs du territoire adverse ». Il souligne également « la nécessité pour les autres unités… de ne pas se fixer sur les bunkers de la ligne de défense tchèque », les trous du dispositif devant « être exploités pour pénétrer rapidement en profondeur, la liquidation des ouvrages isolés viendrait après ». La guerre contre la Tchécoslovaquie n’aura pas lieu, mais c’est précisément cette même stratégie qui sera mise en œuvre à l’Ouest deux ans plus tard.
Il en est de même dans le domaine des armements. En octobre 1938, Hitler visite les usines Krupp et préconise de construire en priorité des canons de 75 et 80 mm, dotés d’un long tube afin de donner aux projectiles une plus grande vitesse initiale et donc une meilleure capacité de pénétration des blindages. « Son exigence, précise von Below, suscita longtemps scepticisme et même résistance, avant de parvenir à s’imposer dans la construction des chars d’assaut. » À la même époque, il prévoit l’importance que prendra l’artillerie antiaérienne dans les années 1943-1945, et ceci contrairement aux vues de Goering qui privilégiait l’aviation de chasse.
La plupart de ses erreurs seront d’ordre stratégique et non pas tactique. La principale découle de cette véritable obsession envers l’URSS à l’encontre des réalités géostratégiques. Fin août 1939, Ribbentrop revient de Moscou après la signature du pacte germano-soviétique dans d’excellentes dispositions vis-à-vis de ses interlocuteurs soviétiques, dispositions qu’il essaie de faire partager à Hitler. Ce dernier reste méfiant à l’égard des Russes, sa sympathie allant toujours, comme par le passé, à l’Angleterre. Si pour Ribbentrop, l’Allemagne devait désormais chercher un appui du côté russe, comme Bismarck en son temps, pour Hitler ce traité n’était guère qu’une étape transitoire dans sa politique extérieure, laquelle n’avait jamais qu’un seul but : la destruction du bolchevisme. Il restait sur ce point aux antipodes de son ministre. Sa méfiance vis-à-vis du Kremlin ne le quitta jamais jusqu’en 1941. D’où cette stratégie absurde qui consistait à « battre la Russie pour atteindre l’Angleterre » dans les termes de von Below, même si cette vision fut, à certains égards, prophétique, comme lorsque, le 14 juin 1941, Hitler déclare à ses généraux : « Si nous perdons cette guerre, l’Europe entière sera bolchevisée. Si les Anglais ne le voient pas et ne le comprennent pas, ils perdront leur rôle hégémonique et avec lui leur empire mondial. On ne saurait encore prévoir, en outre, jusqu’où ils se mettront dans les mains des Américains. Mais il arrivera à coup sûr que les Américains voient dans cette guerre une très bonne affaire pour eux. » Le décret du 25 juillet 1944 qui instaure la « guerre totale » ne change pas grand-chose à la situation désastreuse de l’Allemagne, nous explique von Below, si ce n’est d’affaiblir la position de Speer.
Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale avait déjà « pour cause principale la résolution prise par Hitler de combattre le bolchevisme ». Comme on l’a dit, c’était aux yeux d’Hitler le seul danger qui menaçait l’avenir du peuple allemand. Sa politique extérieure « avait visé, dès le départ, à créer et à assurer une base territoriale en prévision de son combat avec la Russie, de façon qu’aucune autre puissance ne puisse lui tomber sur le dos ». Ce qui est troublant, remarque Lopez dans sa préface, c’est que l’on vérifie malgré tout « au fil des crises et des discours que les vrais objets de haine d’Hitler sont Churchill et Roosevelt, pas Staline, un point déjà relevé dans le Journal de Goebbels ».
S’agissant de la Luftwaffe, von Below essaie souvent d’éclairer les choix d’Hitler au risque de s’éloigner personnellement de Goering. On assiste ainsi dans le détail aux problèmes de mise au point des bombardiers He-177 et Ju-88 et du chasseur à réaction Me-262. Von Below nous relate notamment toutes les péripéties de la transformation du chasseur à réaction Messerschmidt 262 en bombardier, telle qu’exigée par Hitler. Cette transformation qui aurait nécessité un déplacement du centre de gravité de l’avion le rendant instable, est finalement abandonnée, mais les retards de mise en service du chasseur seront désormais insurmontables et ne permettront guère de l’employer pour contrer les bombardements alliés sur l’Allemagne devenus dévastateurs. Au début de 1943, les bombardements stratégiques pratiqués par la RAF n’avaient pas encore de conséquences essentielles sur la production industrielle. Ils larguaient avant tout leurs bombes sur les quartiers d’habitation, mais sans réussir à démoraliser pour autant la population allemande. La situation changera avec le bombardement de la Ruhr en mai 1943.
Enfin, un dernier apport de ces mémoires concerne l’armée de terre et les rapports, complexes, d’Hitler avec ses généraux. Jusqu’en 1941, dans le cadre des conférences d’état-major quotidiennes, Hitler ne donna que rarement un ordre direct : il se borna à convaincre ses auditeurs de façon qu’ils appliquent d’eux-mêmes ses propres conceptions. Ce n’est qu’à partir de 1941 « qu’il en vint progressivement à imposer ses vues par des ordres directs – tout en continuant à essayer de convaincre ses interlocuteurs de la justesse de ses vues, au moyen d’exposés parfois très longs. » « C’est seulement dans la dernière année de guerre qu’il recourut de plus en plus à l’autoritarisme – dans un moment où les possibilités d’exécution de ses ordres dans le sens qu’il indiquait étaient déjà très limitées. »
Pendant la campagne de Pologne, von Below découvre la « finesse d’appréciation peu commune et la rigueur de la logique du Führer dans le jugement qu’il portait sur la situation militaire. Il savait se mettre à la place de ses adversaires et anticiper leurs décisions et leurs mouvements. Son jugement correspondait à la réalité du terrain, alors même qu’en matière de politique il se révélait toujours facilement utopique et se laissait emporter par ses émotions et ses désirs ».
Hitler pouvait néanmoins commettre de graves erreurs de jugement sur le plan militaire. Ainsi, au printemps 1943, Hitler décide de retarder le lancement de l’opération Citadelle contre le saillant de Koursk afin d’être en mesure d’aligner un plus grand nombre des nouveaux chars Tigre et Panthère en cours de production. La plupart des chefs militaires poussaient au contraire pour une offensive rapide, mais les généraux Guderian, inspecteur des troupes blindées, et Model, imposent leurs vues qui, pour une fois, concordaient avec celles du Führer. Le délai supplémentaire de six semaines ne profita en définitive qu’aux Russes.
Von Below s’écarte souvent dans ses Mémoires du domaine proprement militaire et s’aventure vers celui des relations internationales. Ainsi, il trouve « tragique que dans les phases critiques de la politique internationale, les divers gouvernements n’eussent pas de meilleure connaissance ni de respect pour les points de vue de l’adversaire. La Grande-Bretagne ne voulait pas admettre que pour l’Allemagne la révision du traité de Versailles était devenue une nécessité politique ; Hitler ne voulait pas reconnaître que pour l’Angleterre l’exigence de la balance of power en Europe était une question vitale pour la préservation de son empire mondial ». ♦