Désormais, tout ouvrage de stratégie et de géopolitique sera certainement examiné sinon jugé à l’aune de la guerre en Ukraine, surtout s’il traite de la puissance dans toutes ses formes et ses manifestations. On n’imputera pas à Frédéric Encel d’avoir conclu son ouvrage par cette note optimiste : « Il est en cette fin du premier tiers du XXIe siècle un authentique motif d’optimisme : on n’a jamais autant négocié. Le constat peut paraître évident, poursuit-il, si l’on considère que la capacité technique à discuter, échanger, débattre et – donc – négocier – s’est si tellement perfectionnée, notamment grâce aux moyens de communication, que la planète est devenue un village planétaire. »
De fait on a bien vu que depuis l’automne dernier, et ce jusqu’au 19 février, à l’avant-veille de l’entrée dans la guerre, on n’a pratiquement pas cessé de négocier, pratiquement en tous lieux et à tous moments. Au fond, ajoute Frédéric Encel, à condition que l’on conçoive un intérêt objectivement raisonnable à éviter de risquer le sort des armes, telle apparaît la vertu première de la négociation : éviter de perdre davantage qu’en jouant le compromis. Or, si le cycle de négociations a dramatiquement échoué, c’est manifestement que ladite rationalité que l’on attribue à l’autre n’a pas été au rendez-vous. Comme le précisait l’auteur, c’est au pire que l’on a assisté, c’est-à-dire à la pensée magique, l’hubrisdes sentiments, l’aveuglant désir d’assouvir une vengeance, l’invocation des signes métaphysiques ou l’emploi de la boule de cristal.
Manifestement c’est le sens des réalités, leur vraie connaissance, leur fine appréhension qui ont manqué au maître du Kremlin. C’est ce sens des réalités, cette conviction que les réalités changent qui anime l’ouvrage de Frédéric Encel, qui nous aide à décrypter le nouvel ordre mondial qui se forge sous nos yeux à une vitesse inégalée. À la suite de maints auteurs, il réexamine les critères, moyens et instruments de la puissance, en commençant par le critère le moins quantifiable, la représentation d’un soi collectif. En effet, sans ce « nous », sans ce sentiment d’unité intérieure, Charles de Gaulle y avait mis l’accent en rédigeant De la discorde chez l’ennemi, il ne saurait avoir aucun sentiment, aucune réalité de puissance, en tant qu’élément réel, matériel, projetable. Il convient à tout moment, ou plutôt en toute période de se représenter comme puissance, l’assumer, en bénéficier, en redemander…
Après ce premier élément immatériel, véritable ressort de la puissance, suivent les éléments plus matériels : démographie et géographie. Force armée dont on doit – on le voit bien – mesurer la qualité, la masse critique et les capacités de projection. Sur ce point encore Frédéric Encel se montre réaliste, car à rebours d’une pensée courante, il précise bien que les victoires militaires sont toujours possibles… et utiles. Il en vient alors à la diplomatie et au renseignement, auquel il ne consacre que trois pages ; or on a vu l’importance qu’il a jouée, du côté américain qui ont joué la transparence, et qui joue un rôle vital, comme l’a prouvé l’échouage du croiseur Moskva.
Il y a bien sûr l’économique et le social. On en vient alors au chapitre VI « les illusions de la puissance » dont la lecture paraît bien éclairante, sinon prémonitoire. Que l’on en juge : présumer de ses forces, ne pas sous-estimer l’adversaire, bien évaluer l’ampleur, la nature et le caractère décisif de la victoire. Suivent bien d’autres travers, se fantasmer en champion, recourir au mystique et à la pensée magique, croire qu’on peut impunément négliger longtemps l’intérêt collectif. Doit-on rappeler qu’il ne convient pas de confondre objectifs et stratégies et d’être fidèles au principe de Foch, « d’économie des forces ».
Cette approche générale étant posée, Frédéric Encel se livre à un examen comparatif des puissances étatiques d’aujourd’hui et de demain en commençant, tout seigneur, tout honneur par les États-Unis, dont tant de bonnes fées se sont penchées sur leur berceau. Mais il reste très général sur la probabilité et encore plus sur l’issue d’un éventuel affrontement sino-américain. Il qualifie la Russie de grande puissance pauvre, ou comment elle cherche à redevenir différemment. Après l’examen de ses forces et de ses faiblesses, et n’avoir qu’effleuré la question ukrainienne, il paraphrase la formule de Raymond Aron, écrivant que pour la Russie, c’est l’effacement impossible, le retour à la superpuissance improbable. Un jugement qui mérite d’être affiné aujourd’hui. Quant à la Chine que dit-il de plus que de rappeler son objectif de devenir la première puissance mondiale en 1949. En passant en revue vingt autres cas, il abuse de la notion de puissance pauvre, concept qui avait été forgé par Georges Sokoloff à propos de la Russie. Pourquoi qualifier la France de grande puissance pauvre, plutôt que de parler de puissance moyenne d’influence mondiale. Il estime que l’Allemagne et le Japon s’interdisent la puissance globale, mais les années à venir vont certainement relativiser cette appréciation. Le cas de la Turquie aurait mérité une analyse plus fouillée, qui aurait dépassé la formule de retour à l’Empire ottoman. Après tout, la diplomatie du drone s’est révélée bien efficace et la Turquie déploie désormais largement ses hommes et ses entreprises de l’Asie centrale et en Afrique.
Dans une troisième partie, Frédéric Encel passe en revue la multitude d’acteurs non étatiques, de forces, ou de facteurs qui le disputent aux États, ONU et organisations internationales, géants privés de l’économie, du commerce et de la finance, GAFAM et autres BATX chinois. Civilisations, religions, clans, régions, villes. Il n’oublie pas les « entrepreneurs de colère et de violence » mafias, seigneurs de guerre, et organisations terroristes, ni les opinions publiques, ni les personnalités et individualités marquantes qui se font rares. Il s’agit là d’un champ immense d’investigation qui comprend également, l’affaire Covid-19, les effets du changement climatique et autres cataclysmes. Sans des sacrifices substantiels de la part de tous, l’humanité ira au chaos. Une note bien pessimiste, qui apparaît confirmée par la maussade conjoncture actuelle. On verra, dans les trois ans à venir, si la guerre en Ukraine avait rendu impossible le respect de l’objectif de limiter la hausse des températures à moins de 1,5 °C, si la famine frappait des dizaines de millions de personnes, principalement en Afrique. La puissance pourquoi se demandait-il en début d’ouvrage. Une question de plus en plus pressante, à laquelle on le voit, il ne saurait y avoir de réponse unique et durable. ♦