« Le “phénomène guerre” est un animal polymorphe qui questionne désormais tous les citoyens, ne serait-ce parce qu’ils sont des cibles potentielles », nous rappelle dans son dernier livre Pierre Servent, ancien conseiller ministériel et porte-parole du ministère de la Défense. Il s’agit ici pour lui de « rendre accessible ce qui est complexe » en partant des grands enjeux géostratégiques, mais aussi de « sortir du franco-centrisme en s’ouvrant sur les réalités du monde ».
Le constat que fait Servent est inquiétant : l’ONU dénombre une trentaine d’États faillis sur 193 et place 120 pays sur sa liste rouge d’alerte pour cause d’instabilité chronique. L’image qu’il en donne est parlante : « Le monde avance en crabe au milieu des foyers de tension. »
De nombreux commentateurs remarquent des similitudes entre notre époque et la fin de l’empire romain. Nous sommes ainsi dans « une parenthèse entre deux ordres du monde ». Nous assistons notamment à la fin de l’ordre wesphalien et « le “concert des nations” est devenu tintamarre, le monde se fractionne ». Des grandes lignes de faille apparaissent : une confrontation entre les Perses et le front sunnite, ce qui n’empêche pas d’ailleurs quelques crispations au sein du clan sunnite ; des tensions en mer de Chine entre Pékin, ses voisins et Washington ; et enfin une guerre des nerfs et « des affrontements larvés en Ukraine » (la première édition du livre date de 2017).
Dans les années 1930, le théoricien marxiste Antonio Gramsci nous mettait déjà en garde : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » « Dans cet entre-deux grisâtre [poursuit Pierre Servent], le nuancier des guerres modernes s’enrichit de nouvelles teintes. » On comprend dès lors le titre du livre, clin d’œil à un film récent ayant fait couler beaucoup d’encre, titre qui n’est pas si provocateur qu’il n’en a l’air.
L’auteur passe ainsi en revue les zones de conflit sur tous les continents. Face à cette multitude de maux, « le traitement doit être militaire et sécuritaire, bien sûr, mais surtout politique, au sens large du terme ». C’est à ce dernier niveau que notre pays intervient. Servent tente ainsi de discerner une « envie de France » dans le monde, même si la « montée en influence » de l’Allemagne « met en lumière le fait qu’être un pays qui ne suscite pas d’envie particulière, qui ne fait pas rêver par son aura et sa culture, n’empêche pas de créer de l’influence (notamment économique) ». A contrario, il nous avoue que « pour la France, susciter de l’envie n’est pas en soi suffisant pour dégager de la puissance ». On peut juger quand même que « l’effet “France macronienne” qui dope le pays et redonne de l’espoir à une Union européenne en panne de projets et d’imagination », tel que discerné par l’auteur en 2017, est plutôt retombé comme un soufflet aujourd’hui.
Le tour d’horizon auquel procède Pierre Servent constitue un bon résumé des problématiques actuelles, même si l’on peut reprocher à ce livre une vision quelque peu convenue des relations internationales, vision d’ailleurs conforme à la position gouvernementale officielle.
Son analyse est souvent bâtie malgré tout sur des jugements péremptoires laissant peu de place au doute ou à la réflexion. Servent a ses bêtes noires : Trump, Poutine, Assad, et… les Catalans (« Le nationalisme catalan a rêvé d’une nation et s’est inventé un ennemi espagnol pour exister »)… L’auteur critique, fort justement, le bilan d’Erdogan en matière de droits de l’homme, mais se garde de remettre en cause la place de la Turquie dans l’Otan. Certains jugements sont même inquiétants avec notamment cette référence aux Alaouites qui viendraient « de la décharge publique de l’histoire ».
L’auteur relève malgré tout fort justement que dans notre pays certains courants de pensée, qui propagent une présentation systématiquement négative du passé et du présent national, se sont fait les alliés objectifs du djihadisme. « Le monde est complexe [conclut Pierre Servent] et la France n’a pas toujours tort. » C’était effectivement le cas, nous précise-t-il, lorsqu’elle s’est opposée à l’invasion de l’Irak en 2003. Soit, mais quid de la Libye en 2011 ? L’auteur n’en dit mot.
Finalement, cette approche globale, mais politiquement correcte et quelque peu manichéenne des relations internationales, peut receler quelques avantages, dont le moindre n’est pas d’indiquer à ceux qui le souhaiteraient la position officielle de la France sur un certain nombre de questions… ♦