L’actuelle guerre en Ukraine, que la Russie présente désormais comme la « Troisième Guerre mondiale », ou une guerre menée par la Russie contre l’ensemble des pays de l’Otan, se présente aussi, pour les analystes américains comme une guerre sino-américaine par acteurs interposés. En tout cas, même si l’on n’adhère pas à ce point de vue, l’actuel conflit, qui est loin d’être achevé, jette une lumière nouvelle sur un autre qui s’est étiré des décennies et qui a mis aux prises de nombreuses puissances. De fait, toute la période de colonisation française avait vu s’opposer trois impérialismes démontre François Joyaux : celui du Vietnam, celui de la Chine et celui de la France. En luttant pour son indépendance, le Viet Minh, entre 1945 et 1954, n’avait cessé de lutter concurremment pour l’unité du Vietnam et pour la libération du Cambodge et du Laos. L’empire d’Annam avait mis deux mille ans pour éliminer les populations et les États – notamment le Champa et l’Empire khmer dans le delta du Mékong – qui entravaient sa « marche vers le Sud », puis coloniser patiemment le Centre et le Sud.
La Cochinchine était le but de cette colonisation : il était atteint au XIXe siècle, lorsque, précisément, les Français firent irruption. Tout naturellement, le rétablissement de cette unité récente avait été une revendication fondamentale des mouvements nationalistes et communistes. Par ailleurs, l’Empire annamite avait bien évidemment compris la nécessité, pour consolider cette nouvelle terre de colonisation, de contrôler tout le Bas-Mékong en territoire khmer : en ce même milieu du XIXe siècle, il s’était effectivement rendu maître de toutes les provinces orientales du Cambodge. Dans les principautés laotiennes, moins importantes, une suzeraineté, même lâche, lui suffisait. Ce n’est pas par hasard si le parti communiste fut d’abord « indochinois », si le Viet Minh entretint des ramifications au Cambodge et au Laos et si, au lendemain de la conférence de Genève, de juillet 1954, il reprocha à Pékin d’avoir abandonné les forces révolutionnaires dans les deux royaumes.
Un quart de siècle plus tard, le Vietnam réunifié cherchera encore à reconstituer un bloc indochinois sur la base de « relations spéciales » avec le Cambodge et le Laos, à l’imitation du bloc socialiste Est européen dominé par l’impérialisme soviétique, dont on a vu les dernières étincelles. Parallèlement, il fallait compter avec l’impérialisme chinois, celui de l’Empire, celui de la République et finalement celui de la République populaire. Comment ne pas rappeler que la région qui constitua le Nord-Vietnam entre 1954 et 1975 fut, un millénaire durant, une partie intégrante de l’Empire chinois, que depuis le Xe siècle l’Annam fut un vassal de la Chine, parfois militairement occupé. Durant ces mille ans, celui-ci lui servit d’avant-garde au Midi. État confucéen construit sur le modèle chinois, il participait à l’ordre impérial dans les « mers du Sud », le Nanyang. Cette suzeraineté chinoise, parfois présentée comme un lien très léger, voire symbolique, plaçait néanmoins l’Annam dans une situation de dépendance suffisamment forte pour que la Chine impériale choisisse de la perpétuer militairement contre la France, en 1883-1885. Pour Pékin, au lendemain du règlement de Genève, cette Pax Sinica lui paraissait restaurée, l’ordre était rétabli « sous le Ciel ». Le Nord-Vietnam, État marxiste-léniniste construit selon la version chinoise du communisme, avant-garde du camp socialiste en Asie du Sud-Est, participait à nouveau à l’ordre chinois dans le Nanyang. La paix était rétablie dans le Sud : Annam, « Paix du Sud ».
C’est en cela que le Nord-Vietnam, vassal devenu satellite, considéra la Chine comme impérialiste. Son but n’était nullement de servir d’avant-garde à la Chine communiste, mais bien de récupérer le Sud et de restaurer l’ascendant annamite sur l’ensemble de la péninsule indochinoise. Finalement, l’impérialisme français était venu bouleverser tout l’édifice traditionnel de la région. Il avait confisqué au gouvernement de Huée sa conquête la plus récente, la Cochinchine, celle qui permettait à l’expansionnisme des Viets de dominer toute la péninsule, de la frontière chinoise au cap de Camau. Organisant sa nouvelle colonie en trois « pays » (Cochinchine, Annam et Tonkin), la France brisa l’unité de l’Empire. Puis elle avait soustrait l’Est cambodgien à l’emprise annamite, préservant ainsi l’existence même du Cambodge. Elle s’était enfin imposée dans les principautés laotiennes, privant l’empire d’Annam de son glacis face au Siam. En un mot, l’impérialisme français, non content de dominer l’empire d’Annam, l’avait amputé de son prolongement colonial en Cochinchine et de ses dépendances au Cambodge et au Laos. De la même façon, en colonisant l’Indochine, la France s’était introduite dans les marches chinoises, c’est-à-dire l’aire de rayonnement de sa civilisation et la zone tampon assurant sa sécurité au Midi. Pis encore, à partir de cette Indochine, elle prétendait se tailler un domaine d’influence exclusive dans le Sud de l’Empire. Tout le système régional organisé autour de la Chine, empire du Milieu, était ainsi ébranlé.
C’est donc pour revenir au statu quo ante dans la région que tous les régimes chinois, depuis un siècle, s’étaient opposés à l’impérialisme français. Le régime communiste ne faisait que prolonger cette même politique : rétablir l’ascendant de la Chine dans le Nanyang en chassant les barbares et en faisant du Vietnam communiste l’outil de cette ambition. Un Vietnam qui voulait refaire son unité et retrouver sa place prépondérante en Indochine, mais qui n’avait aucune intention de devenir l’outil de la Chine en Asie du Sud-Est. Une Chine qui voulait un Extrême-Orient à nouveau organisé par rapport à elle, qui considérait l’Indochine comme la base de départ de son retour dans le Nanyang et qui n’hésitera pas à soutenir le génocide khmer rouge pour mieux s’imposer au Cambodge. Deux ambitions contradictoires qui mèneront au conflit sino-vietnamien de 1979, un quart de siècle seulement après l’élimination de la France et une « amitié » sino-vietnamienne si solennellement proclamée à la fin de la conférence de Genève. C’en était fini de l’empire français d’Indochine. Mais ce n’était pas la fin des luttes d’influence et de pouvoir, dans cette région où la Chine veut imposer son emprise d’une façon ou d’une autre, pour affirmer son droit de devenir, l’égale, sinon la supérieure des États-Unis. ♦