Georges Danton et Maximilien Robespierre sont « deux figures inévitables pour composer toute l’histoire de la Révolution française ». « En se focalisant sur leurs points communs et leurs divergences, que ce soit d’opinion, de caractère ou de mœurs, en mettant en lumière les dynamiques propres à leur ascension et à leur chute fulgurante l’une comme l’autre, ce n’est pas seulement leur portrait qui est croqué ici, mais celui de la Révolution », nous explique Loris Chavanette, spécialiste de la Révolution française, qui en fait en quelque sorte les portraits croisés.
Le duel mythique entre Robespierre et Danton tient au fait qu’il s’agit de deux caractères discordants, dégageant des représentations de la vie civile et politique aux antipodes : l’austérité proverbiale de Robespierre est ainsi sans commune mesure avec « la vitalité dépensière et quelque peu brutale de Danton ». Leurs styles d’expression sont aussi très différents : « Si c’est drôle, c’est évidemment du Danton ; si c’est terne, c’est certainement du Robespierre. Une bonne partie de leur opposition de caractère est notamment dans cette distinction célèbre… ». En effet, les deux personnages sont tellement aux antipodes l’un de l’autre que « pour saisir qui était Robespierre, il faut se demander ce qu’il n’était pas. Or, ce qu’il n’est pas, c’est précisément Danton ; même méthode pour saisir ce dernier ».
Tous les deux pratiquent une surenchère politique, quitte à se faire populistes et démagogues, mais « Danton pratique une surenchère des débuts, jouissive et explosive ; cette tactique prendra fin dès que le lutteur sera fatigué de s’être autant fatigué pour la cause et que celle-ci sera assurée de vaincre ». Tandis que Robespierre « érigera la surenchère en système permanent, quitte à sacrifier toujours plus à la Révolution, ses plaisirs, ses amis, jusqu’à sa propre vie, s’il le faut, sans remords aucun ». Robespierre est en quelque sorte un « mystique de la politique » (Henri Guillemin), alors que Danton, pour Loris Chavanette, « est un révolutionnaire d’exception parce qu’il est d’abord un aventurier ».
En effet, « la logique intrinsèque de Robespierre était de ne s’arrêter jamais tant qu’il n’avait pas atteint le plus haut degré de perfection politique et sociale ». Chose en laquelle Danton n’a jamais cru. Ainsi Robespierre « est beaucoup plus radical que Danton, car il est capable de parcourir une bien plus grande distance que son rival, qui s’essoufflera d’ailleurs avant lui. À chaque fois que tout le monde pensera que la Révolution est achevée, Robespierre s’acharnera à soutenir que ce n’est pas le cas, et qu’il y a encore du chemin à parcourir pour libérer définitivement l’homme de toutes les chaînes qui l’entravent. Et il en compte beaucoup plus que les autres… ».
Au départ ils sont tous deux avocats et membres de la petite bourgeoisie de province, élus de Paris, membres du même parti de La Montagne, de la même génération et du même âge à peu près. Ils devinrent pourtant ennemis et finirent par s’éliminer l’un l’autre (si Robespierre élimina Danton et ses partisans les plus proches, les dantonistes survivants éliminèrent Robespierre lors du 9 Thermidor).
Robespierre, est en 1789 député du Tiers aux États généraux et donc à l’Assemblée constituante, élu par la circonscription d’Arras. Il s’impose ensuite très tôt au club des Jacobins (officiellement dénommé la Société des amis de la Constitution). En 1789, Danton est un membre éminent du club des Cordeliers dont il est l’un des fondateurs. Il semble qu’il ait appelé à prendre les armes les jours précédant le 14 juillet. « Le couvent des Cordeliers est l’antre dans lequel la Révolution populaire a éclaté, électrisant des dizaines d’autres districts qui, par imitation, ont eux aussi appelé à l’insurrection », précise Loris Chavanette.
Dès 1789, en tant que député du tiers état, « Robespierre se veut théoricien, mais il est aussi un habile politique ayant compris que la Révolution se déporterait toujours plus à gauche, et il est un de ceux qui la poussent en ce sens par des motions de plus en plus radicales ». Il se fait très tôt l’avocat du suffrage universel, au prix d’une opposition assumée au suffrage censitaire. À force d’être marginalisé à l’Assemblée constituante, il parvient à se forger une identité propre : « il ne subit pas les mouvements de l’Assemblée en la suivant pas à pas ; à l’inverse, il se démarque à chaque fois en promouvant les droits naturels de l’individu et du peuple ».
En effet, le député Robespierre « appartient à la fraction la plus pauvre, la plus minoritaire, donc marginale de l’Assemblée constituante, même au sein des députés du tiers ». Ces députés sont précisément les plus radicaux, comme l’a relevé l’historien américain Timothy Hackett. « En un sens on peut avancer que la lutte en faveur des plus humbles est proposée par Robespierre comme programme politique parce que lui-même a une expérience personnelle et malheureuse de l’ancienne monarchie », avance l’auteur.
Pourtant, « il existe bien un mystère Robespierre. Alors qu’il avait tout intérêt à renverser la table pour prendre sa part du butin révolutionnaire, il n’en fit rien : il demeurera pauvre et ne cherchera jamais à s’enrichir par quelque moyen que ce soit. Il sera la figure populaire, tutélaire de l’Incorruptible. En s’identifiant au peuple dès l’ouverture de la crise révolutionnaire, peuple social, peuple idéel aussi, Robespierre montre que non seulement il a été révolutionnaire avant tout le monde, et encore qu’il le sera davantage que les autres. Il est cohérent ».
Dans la forme, les discours de Robespierre laissent indifférents ou bien lassent son auditoire. « Sa rhétorique impeccable mais froide et ses argumentations serrées n’étaient pas de nature à remuer et à soulever les foules… Sa respectabilité distante, dont rien ne le fera varier, ne le qualifiait pas pour le rôle de meneur d’hommes » (Marcel Gauchet). Piètre orateur, il compense la pauvreté de son éloquence en adoptant des positions radicales. Danton lui, possède les deux : « la puissance acoustique de son verbe est aussi éloquente que ses idées sont celles d’un ardent patriote ». On trouve en outre quantité de réminiscences spartiates dans les discours et la politique de Robespierre. Danton, par contre, est beaucoup moins sensible à la rhétorique antiquisante que Robespierre.
Comme tous les membres de l’Assemblée constituante (issue des États généraux), Robespierre ne peut se représenter aux élections à l’Assemblée législative en 1791, en vertu des dispositions d’une loi dont il avait d’ailleurs eu l’initiative. Il continua néanmoins à influencer une partie de l’opinion à travers le club des Jacobins, tout « comme s’il eut été député » précisait Jaurès. Danton et Robespierre sont finalement tous deux élus députés de Paris à la Convention nationale en septembre 1792.
« Sur le plan politique et militaire, le véritable homme providentiel de la Révolution, avant Bonaparte, ce n’est pas Robespierre, mais bien Danton », juge Loris Chavanette. « Robespierre aurait pu le devenir s’il avait réussi à achever la Révolution, mais il échoua. » Danton avait, lui, compris que la Terreur ne pouvait se perpétuer indéfiniment et qu’il fallait commencer par en relâcher les ressorts afin de terminer la Révolution.
Au départ, Danton est d’abord « l’homme du 10 août » (1792), mais aussi sans doute celui des massacres de septembre dans les prisons parisiennes. Ministre de la Justice après la prise des Tuileries et le renversement de la royauté, il est à l’origine du sursaut patriotique qui permet d’arrêter l’ennemi aux frontières de la France (Valmy). Pendant ces journées cruciales, Robespierre est aux abonnés absents…
En août 1792, la situation militaire de la France est en effet dramatique, l’armée autrichienne a franchi les frontières. Beaucoup d’officiers ont déserté ou émigré. Cependant, Danton est confiant dans la victoire finale, déclare « la patrie en danger » et réquisitionne les armes et les chevaux sur tout le territoire national. « Au commencement du gigantesque soulèvement populaire qui allait repousser l’étranger hors de France, il y a le verbe de Danton », nous explique l’auteur. « Aux affaires, Danton n’est pas un ministre ordinaire, il s’occupe moins de l’administration de son ministère que de gagner la guerre. Le 20 septembre 1792, c’est la victoire de Valmy. Le lendemain, la Convention nationale nouvellement élue proclame la République. » En janvier 1793, Danton est sur le front de Belgique, dont il demande d’ailleurs l’annexion.
Une fois la France sauvée, Danton fait entendre une voie modérée, notamment face aux Girondins et estime inutile de proroger l’état d’exception. Ces derniers l’accusent d’immoralité, de s’être approprié les fonds secrets du ministère. Danton et Camille Desmoulins (l’ancien condisciple de Robespierre à Louis-le-Grand) sont exécutés le 5 avril 1794.
Robespierre et Saint-Just les suivront trois mois plus tard. Depuis la loi du 22 prairial an II, les comités de gouvernement peuvent envoyer les députés devant le tribunal révolutionnaire sans vote préalable de la Convention. Après l’exécution des dantonistes tous se sentent menacés. Trois jours avant le 9 thermidor, Robespierre annonce une nouvelle purge (« Le moment est venu de frapper les dernières têtes de l’hydre : les factieux ne doivent plus espérer de grâce »), unissant ainsi contre lui ceux qui hésitaient à réagir. « La peur de finir comme Danton, est le leitmotivprincipal de la journée du 9 thermidor », conclut Loris Chavanette. ♦