Rarement depuis sa sortie – il y a trente-six ans – la lecture du rapport Cyclope, la synthèse la plus complète qui soit sur les matières premières et divers marchés, à laquelle 64 auteurs ont participé, n’aura été aussi utile, voire nécessaire. Après une année 2021 marquée par une triple crise « majeure », énergétique, agricole et logistique, la guerre, déclenchée le 24 février par la Russie contre l’Ukraine, a d’ores et déjà ébranlé la plupart des marchés stratégiques. Ceux-ci avaient déjà, selon l’indice Cyclope, augmenté de 49 % en moyenne annuelle. Certains produits, ont connu des hausses bien supérieures comme le gaz naturel Europe (+ 397 %) , le fret conteneurs (+ 287 %), l’acier États-Unis (+ 170 %), le charbon Europe (+ 136 %), les engrais Maroc (+ 100 %). Déjà bien avant que les canons ne se soient mis à gronder, la sortie de la Covid-19 avait considérablement tendu bien des marchés comme celui du fret maritime, qui a atteint des sommets sans précédent.
Il faut 54 000 $ par jour pour affréter un 8 500 EVP (+ 350 % depuis juin 2020). Cette hausse du coût du transport maritime (plus de 8 % du trafic mondial) couplée à la hausse vertigineuse des coûts des autres intrants a eu de graves conséquences. Tous les marchés, les cours, les bourses en ont été affectés. Non seulement ceux des hydrocarbures, et accessoirement des céréales, mais aussi des métaux du bois et autres matières entrant dans les chaînes de valeur. Une autre conséquence est que les objectifs de l’Accord de Paris, du 12 décembre 2015 sur le changement climatique ni celui de limiter la hausse des températures « si possible à moins de 1,5 °C » ne sont, disons-le, quasiment hors de portée du fait du retour en grâce du charbon, dont pourtant la sortie avait été décidée lors de la COP de Glasgow. Un seul chiffre indique l’ampleur de la tâche à accomplir : alors que les plans de réduction des gaz à effet de serre, divulgués à la COP de Glasgow, s’élèvent à 53,8 Gt CO2 pour 2030, il faudrait atteindre 26 Gt CO2 pour limiter la hausse des températures à 1,5° C. De plus alors qu’au sortir de la Covid, le monde s’attendait à une forte reprise, voilà tous les canaux de l’économie mondiale bien perturbés, avec une forte baisse de la croissance, un endettement croissant, principalement des pays émergents ou autres pays moins avancés et le retour de l’inflation à des taux inconnus depuis quarante ans. « L’amorce du conflit est trop récente pour prétendre dessiner le monde énergétique qui en résultera. Mais les conséquences énergétiques de ce conflit seront durables, en partie irréversibles, et ne seront pas circonscrites entre l’Atlantique et l’Oural. »
Aussi, si l’on a assisté sur le continent européen au retour de la guerre, qui Yougoslavie exceptée, avait déserté les rivages du Vieux Continent depuis 1945, c’est à une crise alimentaire, la pire depuis un siècle, que l’on risque bien de devoir affronter, si dans les semaines à venir (d’ici juillet) aucune solution n’était trouvée pour assurer la sortie des 25 millions de tonnes de céréales ukrainiennes, assurant l’alimentation de dizaines de millions de personnes dans le monde. C’est Le Monde d’hier de Stefan Zweig, auquel nous devrons renoncer.
L’enjeu énergétique au cœur de la crise russo-ukrainienne
Le premier choc, qui, contrairement aux précédents de 1973, 1979-1980, ne fut pas pétrolier, mais gazier, avait débuté à l’automne 2012, lorsque Gazprom, qui exportait entre 150 et 170 milliards de m3 de gaz par an à l’UE, n’a rien fait pour augmenter les débits des gazoducs acheminant l’or bleu aux marchés européens. Sans doute, l’une des raisons était de faire pression sur les régulateurs allemand et européen afin qu’ils homologuent le plus rapidement possible Nord Stream II, par lequel jusqu’à 55 milliards de m3 de gaz pouvaient être livrés à l’Allemagne, autant de volumes ne passant pas par l’Ukraine. Une investigation de la Commission était en cours. Durant l’année 2021, les prix du gaz ont monté de 500 %, atteignant un moment les 300 euros le Mkwh, quinze fois leur niveau de 2020, il est vrai, marqué par la pandémie.
Le gaz naturel représente environ un cinquième de toute l’énergie primaire utilisée en Europe. La Russie en est le principal fournisseur, avec environ 45 % des approvisionnements acheminés par gazoduc (140 milliards de m3) et plus de 60 % pour l’Allemagne. Viennent ensuite, côté fournisseurs, la Norvège (22 %), l’Algérie (18 %) et l’Azerbaïdjan (9 %), dont les capacités d’exportation supplémentaires sont limitées, l’Algérie n’étant capable et disposée qu’à fournir que 10 à 15-20 milliards de m3 supplémentaires à l’horizon 2024-2025. L’Europe reçoit également du gaz naturel liquéfié (GNL) et livré par méthanier, 15 milliards de m3, de Russie. Pour le pétrole, l’Europe importe environ 4 millions de barils par jour (Mb/j) de la Russie, soit la moitié de ses exportations totales de brut et de produits dérivés. Indiquons que le transit de gaz donne à l’Ukraine de 2,5 à 3 milliards de dollars (jusqu’à 2,7 milliards d’euros) de revenus par an.
La hausse des prix du brut à l’automne a profité largement à la Russie, premier exportateur mondial avec 12 % des exportations. Selon les données du Service fédéral des douanes de la Russie, le volume des exportations de pétrole a diminué de 3,8 % l’année dernière par rapport à 2020 et est passé à 230 millions de tonnes. Malgré cette baisse, les exportations de pétrole ont augmenté de 51,8 % pour atteindre 110 milliards de dollars. Cette hausse est due à l’augmentation des prix du pétrole au cours de ladite période. Et depuis le 24 février, la Russie a déjà engrangé 93 milliards d’euros de la part de l’UE. Les revenus des exportations de pétrole et de gaz naturel représentent environ 40 % du budget fédéral. Aussi, l’excédent commercial de la Russie a presque doublé en 2021, bondissant de 88,4 % sur un an pour s’établir à 197,3 milliards de dollars, tiré vers le haut par une flambée des prix des hydrocarbures et avant embargo le chiffre de 350 milliards de $ avait été avancé pour 2022.
Pendant l’année écoulée, les exportations ont progressé de 45,7 % à 493,3 milliards de dollars. Celles d’hydrocarbures, de loin les plus rémunératrices, sont restées au niveau de 2020 en termes de volumes, mais ont vu leur prix s’envoler de 59,3 %. Tout au long de 2021, mais particulièrement au quatrième trimestre, le secteur a bénéficié de la montée des prix du brut, tombés jusqu’en territoire négatif au printemps 2020, et du gaz, qui ont quadruplé en un an. Une flambée soutenue par une forte reprise économique, mais aussi largement due aux tensions géopolitiques entre la Russie et son principal marché gazier, l’Europe. La part des hydrocarbures dans l’ensemble des exportations russes a ainsi progressé de 49,7 % en 2020 à 54,3 % en 2021. Il est à noter qu’en volume, les exportations d’électricité et de charbon ont augmenté. Celles de gaz sont restées stables (+ 0,5 %), tandis que celles de pétrole ont même baissé de 3,8 %. Les agences de presse russes ont également relevé que les revenus tirés des exportations de gaz par Gazprom ont plus que doublé en 2021, à 55,5 milliards de dollars.
Autres exportations notables, les métaux, dont la part dans l’ensemble des exportations, restée stable, dépasse les 10 %. Les importations se sont-elles élevées à 296,1 milliards de dollars, une augmentation de 26,5 % sur un an, machines et équipements en tête. Au total, les échanges commerciaux sont en hausse de 37,9 % à 789,4 milliards de dollars. L’Union européenne a été dans son ensemble le premier partenaire commercial de la Russie, représentant 35,9 % des échanges, une progression par rapport à 2020 (33,8 %). Par pays, les principaux partenaires de la Russie sont la Chine, l’Allemagne, les Pays-Bas et les États-Unis. Tous ces chiffres, ces évaluations indiquent bien l’ampleur de la tâche qui attend l’UE qui, avant la fin de l’année, a décidé de réduire les flux de pétrole russe de 90 % (exception ayant été accordée à la Hongrie et la Slovaquie jusqu’en 2024) et de deux tiers des livraisons de gaz, objectif très difficile à atteindre, au moins à court terme.
La crise alimentaire mondiale est devenue imminente
Sur le marché des grains, on a assisté à un choc inédit depuis le Première Guerre mondiale. Du blé à 600 $ la tonne, du maïs à 450 $. Avant le choc de la guerre, la crise a été due aux importations chinoises de la Chine qui se sont envolées de manière inattendue en 2021 à 65 millions de tonnes, contre 20 millions de tonnes en 2019. Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, les prix de l’alimentation ont encore augmenté de 16,9 % selon la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) et 170 millions de personnes sont tombées dans l’extrême pauvreté dans le monde. De fait, alors que Russie et Ukraine produisent un tiers du blé mondial, le conflit a mis à mal l’équilibre alimentaire international, laissant craindre une grave crise qui affectera tout particulièrement les pays les plus pauvres. L’Ukraine, gros exportateur de céréales, notamment de maïs et de blé, voit sa production bloquée du fait des combats. Selon Cyclope pour l’Ukraine, le manque est de 20 millions de tonnes de céréales (principalement du maïs) sur une production moyenne (2019-2021) de 24 Mt pour le blé, 36 Mt pour le maïs, et 16 Mt pour le tournesol. Pour la Russie, qui assure 18 % des exportations mondiales de blé, selon le Département de l’agriculture américain, la campagne en cours est de 10 % avec une chute des exportations prévues de 50 à 60 %. De plus la Russie, autre puissance céréalière, ne peut vendre sa production et ses engrais (dont les prix ont doublé, voire triplé) en raison des sanctions occidentales touchant les secteurs financiers et logistiques.
Aussi, 49 millions de personnes, dans 43 pays, pourraient sombrer dans la famine dans les prochains mois, et ce en prenant en compte une production russe contre laquelle il est, à l’évidence, impossible de prendre la moindre sanction.Réputée pour ses terres noires très fertiles, l’Ukraine était avant l’offensive le quatrième exportateur mondial de maïs et en passe de devenir le troisième exportateur de blé. La Russie est accusée par Kiev et les Occidentaux d’empêcher les sorties de céréales via la mer Noire, route habituelle de 70 % des exportations, notamment dans le port d’Odessa, qui assure 80 % des exportations ukrainiennes. Ce manque de grains menace de nombreux pays comme l’Égypte, le Liban, l’Éthiopie ou le Yémen. La progression des prix du blé est « particulièrement préoccupante », selon le FMI, car l’Afrique subsaharienne importe 85 % de sa consommation de cette céréale, avec des montants particulièrement élevés en Tanzanie, en Côte d’Ivoire, au Sénégal et au Mozambique. Pour le moment, la FAO table sur une production mondiale de blé pour la période 2022-2023 de 770,8 millions de tonnes par rapport aux 776,8 millions de tonnes de la campagne précédente. Mais les cours élevés devraient se traduire par le recul de l’utilisation de cette céréale dans l’alimentation animale, ce qui devrait gonfler les stocks.
L’abandon du moteur thermique va lancer la course aux métaux « électriques »
Du fait de l’abandon du moteur thermique décidé par l’Union européenne, pour 2035, il est à prévoir que l’on assistera à une course aux « matériaux électriques », lithium (pour les batteries Lithium-ion) cobalt, graphite naturel ou œuvré, manganèse auxquels il conviendrait d’ajouter le nickel, dont la tonne a explosé à 100 000 $, le 7 mars 2022, augmentation en partie liée à un pari spéculatif raté d’un spéculateur chinois. Une voiture électrique consomme six fois plus de minerais qu’une voiture thermique ; un parc éolien terrestre, neuf fois plus qu’une centrale au gaz. Cette mutation sera particulièrement difficile pour l’UE qui ne produit que 3 % du volume mondial des métaux, et en consomme 20 %. Or, ses besoins en 2050 seront 35 fois élevés pour le lithium qu’aujourd’hui, de 7 à 26 fois pour certaines terres rares, de deux fois plus pour le cobalt, ou de deux fois plus pour le nickel.
L’offre est concentrée dans quelques pays, comme l’Australie (55 000 t/an) et le Chili (26 000 t/an) pour une production mondiale de 100 000 t. Les cours du lithium ont bondi à 30 000 $.
Pour le cobalt, la RDC, avec 120 000 t/an assure 71 % de la production mondiale. Quant au graphite naturel, la Chine assure, avec 820 000 t/an, 82 % de la production mondiale. Si l’on ajoute les « petits métaux » de l’antimoine au zirconium, soit 26, on observe que la Chine est le leader pour 16 d’entre eux et la plupart sont concentrés dans une poignée de pays (Afrique du Sud, Australie, RDC, 2 chacun, États-Unis, Brésil, Chili et France, 1 chacun). Savait-on que la France est le premier producteur d’hafnium, métal de transition ductile, résistant à la corrosion, chimiquement similaire au zirconium, dont les prix pour le métal pur ont atteint 1 770 $/kg. On connaît mieux la prépondérance de la Chine pour les terres rares dont elle produit 168 000 t sur un total mondial de 280 000 t. La durée et l’ampleur de la guerre auront une influence sur la plupart des cours, comme les platinoïdes, palladium, rhodium, dont les cours ont atteint la somme astronomique de 29 000 $ l’once, dont les cours ont été multipliés par douze en quatre ans. À comparer avec le platine (3 300 $ l’once), alors que curieusement l’or, pourtant valeur refuge, est resté presque stable, touchant le 8 mars son plus bas niveau de l’année à 1 682 $. Avant de remonter à 1950 $ le 15 juin.
En ce domaine, également, le poids de la Russie est réel. Avec le groupe Rusal, elle est le deuxième fournisseur d’aluminium, couvrant 10 % de la production mondiale. Elle pèse également sur le palladium, le nickel ou le titane.
Vers une Otan économique et commerciale ?
L’urgence de sanctionner la Russie et d’éviter la constitution d’un axe Russie-Chine suscite un regain d’intérêt pour une Otan du commerce, sorte de club des puissances du bien contre les puissances du mal, où seraient débattues non seulement une intégration économique et technologique (bataille des normes autour de la 5 G et autres technologies d’avenir, cyber, AI, biotechnologies, etc.), mais aussi la constitution d’une coalition à compétence élargie en matière de sanctions ou de contrôle de l’exportation. Un tel bloc « anti russe » constitue 60 % du commerce mondial. Mais il est bien plus facile pour les États-Unis, dont les exportations russes ne représentent que 1 % de leurs importations totales (2 milliards de $, dont la moitié pour le pétrole et les produits dérivés) de s’abstraire du marché russe, que pour l’UE ou la Turquie.
En dépit de ces chocs cumulatifs, la croissance mondiale devrait s’établir à 2,9 %, soit 1,2 de point de moins que le taux prévu en début d’année. Autre bonne nouvelle, en raison du prix élevé des produits carbonés et du risque d’approvisionnement qui va croissant, les solutions de décarbonation gagneront en compétitivité, encore faudrait-il que l’offre soit au rendez-vous et les délais d’approbation et de réalisation des projets raccourcis.