La situation géopolitique au Moyen-Orient évolue rapidement. Les États n’y sont plus les seuls acteurs politiques et militaires. Mahdi Makke consacre un livre puissant et documenté aux groupes armés non étatiques, qui prennent au XXIe siècle le relais des guérillas qui ont secoué l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine après 1945. Le livre s’attache à étudier l’évolution de l’« Axe de la Résistance », le réseau milicien financé par la République islamique d’Iran qui livre une guerre par procuration prioritairement contre Israël et l’Arabie saoudite.
Israéliens et Saoudiens observent avec inquiétude la montée en puissance et la capacité de nuisance de l’« Axe de la Résistance », superstructure milicienne fondée sur l’idéologie antiaméricaine et le rejet de l’existence d’Israël. Sous le commandement du général iranien Qassam Soleimani, assassiné le 3 janvier 2020 dans une opération militaire étasunienne, elle a édifié un réseau régional hybride composé de plusieurs dizaines de groupes armés non étatiques chargés de sécuriser les intérêts iraniens sur la scène moyen-orientale. Formée principalement du Hezbollah, de Kachd el-Charbi (créé par les Gardiens de la Révolution iraniens) et des Forces de résistance nationale (ensemble de milices fusionnées en 2012) ainsi que du Hamas, du Jihad islamique et des rebelles houthis au Yémen, elle apporte son concours à Téhéran pour rééquilibrer les rapports de forces militaires. Disposant de drones, elle constitue aujourd’hui une force armée redoutable qui poursuit la professionnalisation de ses troupes et le développement de ses méthodes de combat. Sans compter les pasdarans iraniens, elle est forte de plusieurs centaines de milliers de combattants, déployés dans cinq pays (Irak, Syrie, Liban, Territoires palestiniens et Yémen).
Dans cette nébuleuse milicienne pro-iranienne foisonnante, le Hezbollah est l’acteur majeur, au Liban, à Gaza ou ailleurs. À partir de 2000, il a décidé d’augmenter ses réserves d’armes et de développer de manière constante son arsenal et ses structures logistiques. Il a tiré les enseignements des affrontements avec Tsahal. Il s’est progressivement transformé en une véritable armée professionnelle de taille moyenne perçue par les généraux israéliens comme la force arabe la plus puissante dans la région et l’acteur non étatique le plus puissant à l’échelle mondiale. Désormais, il concentre à lui seul un arsenal varié de plus de 100 000 missiles et roquettes, selon les rapports israéliens. Sa possession de missiles antinavires a surpris l’état-major israélien en 2006. En mai 2021, Tsahal s’est montré incapable de mettre en échec les groupes armés actifs à Gaza.
Mahdi Makke démontre, données à l’appui, à quel point l’« Axe de la Résistance » en général et le Hezbollah en particulier ont acquis le rang d’acteur militaire central au service de la stratégie iranienne au Moyen-Orient, face à l’inattendu tandem formé par Israël et l’Arabie saoudite. Les deux pays, l’un affaibli en politique intérieure (quatre scrutins depuis 2019), l’autre enlisé au Yémen, se sont assez rapidement rapprochés au vu de la politique régionale belliqueuse de l’Iran, dont le potentiel nucléaire et l’arsenal des missiles balistiques sont jugés menaçant par Tel Aviv et Riyad. Celui-ci n’a pas été, contrairement aux voisins arabes, ouvertement hostile à l’État hébreux dans la question palestinienne, qui a conditionné son action politique et militaire après 1947. Israël ne dispose plus de la suprématie dans les airs au Moyen-Orient et s’est montré incapable d’enrayer la montée en puissance des Iraniens. Il reste à voir si les accords de normalisation signés le 15 septembre 2021 avec les Émirats arabes unis et Bahreïn, suivis du Maroc et du Soudan, déboucheront sur une normalisation officielle entre Israéliens et Saoudiens, qui paraît précoce, pour l’instant.
Avec en toile de fond le retrait relatif des États-Unis, les autres puissances étatiques identifiées jouent un rôle moindre que l’Iran, qui a renforcé son rôle de puissance idéologique, politique et militaire régionale. Les courants réformistes plus favorables aux négociations avec les pays occidentaux perdent du terrain dans le jeu subtil de la politique intérieure iranienne. Il dispose de deux armées : l’artesh, l’armée régulière forte de 350 000 combattants, et les pasdarans, composés de 180 000 éléments irréguliers. Il teste les drones de combat dans le conflit au Yémen. Il investit les pays en crise et s’infiltre dans les institutions, comme au Liban. Même si personne n’est dupe quant à l’implication pleine et entière de Téhéran, l’« Axe de la Résistance » remplit son rôle d’acteur belliqueux par procuration.
La Russie a, certes, marqué des points en intervenant militairement dans le conflit syrien et en sécurisant ses intérêts dans la zone, mais le conflit en Ukraine montre que ses priorités géostratégiques demeurent en Europe centrale ou dans le Caucase. La Turquie a affiché une diplomatie relativement autonome de l’Alliance atlantique, déclenché des opérations militaires contre Daech et freiné l’autonomisme kurde, mais son néo-ottomanisme agressif a refroidi les ardeurs arabes locales. La France ne dispose pas des moyens financiers et humains pour peser sur une région qu’elle a, aux côtés de la Grande-Bretagne, façonnée au début du XXe siècle, en particulier avec l’accord Sykes-Picot. La Chine se présente comme la seule puissance mondiale inévitable, désireuse de contrecarrer la stratégie étasunienne, de sécuriser la mise en œuvre de la « route de la soie » et d’assurer son approvisionnement en pétrole, étant moins impliquée dans les rivalités locales et donc épargnée par le legs du XXe siècle (Empire ottoman, mandat français, appui soviétique à l’Égypte…).
Richement argumenté, cet ouvrage contribue à la mise à jour de notre grille d’analyse du Moyen-Orient et sur la redistribution des cartes politiques et militaires locales. Il illustre que la région demeure encore, pour les pays occidentaux, une source de tensions géopolitiques et de défis sécuritaires de premier ordre que les conflits en Ukraine ou en mer de Chine ne sauraient occulter. ♦