Le dossier de cette édition est consacré à la puissance, notamment sa signification réelle et ses enjeux dans le monde actuel. Dans son éditorial, Daniel Kurtz-Phelan replace la guerre russe en Ukraine dans le contexte de mesure de la puissance et rappelle la thèse de l’historien Godfrey Blainey selon laquelle la guerre est une controverse sur cette mesure. Ensuite, Lawrence Freedman explique les limites de la puissance militaire dans son analyse intitulée « Why War Fails ». Il soutient que la puissance militaire ne se résume pas seulement à la force brute des armes et l’habileté à les utiliser, elle requiert aussi l’intégration des ressources de l’ennemi, les contributions des alliés et amis, la capacité économique pour soutenir l’effort de guerre, la résilience logistique et l’efficacité du commandement. L’échec des opérations militaires, à l’instar de l’enlisement russe en Ukraine, découle donc de l’ignorance de certains de ces éléments.
Dans le même sillage, Ngaine Woods fustige le péché stratégique des décideurs politiques, en général, et du Président Vladimir Poutine, en particulier. Ce péché, inhérent à la nature même du pouvoir, renvoie à l’aveuglement, source de profondes erreurs. En effet, dans leur imaginaire, les hommes et femmes de pouvoir ont souvent l’impression d’être au-dessus de la loi, d’être plus forts qu’ils ne le sont en réalité, d’être omniscients et de sous-estimer l’adversaire. Telle est la quintessence de la réflexion titrée « What the Mighty Miss. The Blind Spots of Power ».
Daniel W. Drezner, quant à lui, s’appesantit sur le pessimisme dans les relations internationales et l’anxiété des nations dangereuses, dans son article « The Peril of Pessimism ». Selon lui, les gouvernements sont, en fonction de la perception de l’avenir, classés en deux catégories : les optimistes et les pessimistes. Alors que les optimistes s’investissent dans la gouvernance mondiale, la diplomatie culturelle, les alliances et partenariats durables et les innovations technologiques tout en promouvant la patience stratégique, les pessimistes, en revanche, se focalisent sur les menaces immédiates et pensent qu’il faille agir vite pour éviter un monde plus dangereux. Ainsi, le pessimisme du Kremlin peut être considéré comme un facteur majeur de la guerre en Ukraine. Il invite, par conséquent, les autres grandes puissances à ne pas sombrer dans le pessimisme.
Maria Repnikova, dans son analyse intitulée « The Balance of Soft Power », décrit comment les perceptions distinctes de cette notion par les États-Unis et la Chine ont conduit à la compétition et aux menaces réciproques. Le modèle chinois du Soft Power est fondé sur la confiance culturelle et la sécurité économique, alors que les États-Unis s’attellent à promouvoir les valeurs libérales, telles que la démocratie, les droits de l’Homme et la bonne gouvernance. Le modèle chinois, qui est plus pragmatique et moins idéologique, attire de plus en plus les pays moins nantis où les États-Unis ont des intérêts stratégiques.
Les trois derniers articles, rédigés respectivement par Michael J. Mazarr, Barry Eichengreen et Amitav Acharya, évaluent les moteurs de la puissance internationale. Sous le titre « What Makes a Power Great », Michael J. Mazarr affirme que les qualités fondamentales d’une société sont des moteurs d’ascension ou du déclin d’un pays. Ces qualités fondamentales comprennent la capacité à générer la productivité économique, l’innovation technologie, la cohésion sociale et la volonté nationale.
Dans sa réflexion « What Money Can’t Buy » Barry Eichengreen démontre les limites de la puissance économique, c’est-à-dire la capacité d’appliquer des instruments économiques pour punir ou récompenser l’autre partie. Celle-ci ne serait pas entièrement efficace dans le contexte russe, car malgré les sanctions occidentales, rien n’indique que le Kremlin pourrait mettre fin à sa campagne militaire en Ukraine.
Enfin, Amitav Acharya recense les divisions sociales qui freinent les pays. Il s’agit principalement de la polarisation sociale, l’exclusion et des inégalités, des disparités de genre et de religion. Ainsi, les dirigeants doivent s’atteler à promouvoir les forces internes baptisées « power within » en combattant les divisions raciales, politiques et sociales.
Ce dossier dense et pointu, somme toute, édifie le lecteur sur la notion de non-fongibilité de la puissance selon laquelle toute puissance est limitée dans l’espace et le temps. L’efficience de la puissance militaire, en particulier, repose sur des forces profondes d’une société plus juste et équitable qui s’ajuste et s’adapte au temps. ♦