Deux défaites françaises de taille marquent la guerre d’Indochine : l’une est emblématique, en 1954, l’autre est beaucoup moins connue. Elle intervint en 1950 aux alentours de la ville de Cao Bang et de la « route coloniale n° 4 » (la « RC4 »). La défaite de Diên Biên Phu ayant mis fin à la guerre, il est donc logique que depuis soixante-dix ans elle tende encore à éclipser celle de la RC4, tant dans la mémoire collective que dans l’historiographie. C’est dire combien le nouveau livre du lieutenant-colonel Ivan Cadeau, chef du bureau de l’Armée de terre au Service historique de la Défense, qui vient également de diriger un Dictionnaire de la guerre d’Indochine chez le même éditeur, est le bienvenu pour nous apporter une vision plus équilibrée de cette guerre quelque peu négligée.
La narration, appuyée sur une demi-douzaine de cartes, commence à l’époque de la conquête coloniale, à la fin du XIXe siècle, se poursuit pendant la Seconde Guerre mondiale avec l’occupation japonaise, puis évoque le retour de la France au Tonkin en mars 1946 et les tentatives infructueuses de négociation avec Hô Chi Minh, avant d’évoquer la « solution Bao Daï » et les tentatives de « vietnamisation » de l’effort de défense du territoire. Le remplacement progressif des unités chinoises nationalistes par l’armée populaire de Mao dans le sud-ouest de la Chine est en effet lourd de conséquences pour la France. L’aide chinoise qui commence à arriver, et la possibilité pour le Vietminh de bénéficier de bases arrière sur le territoire chinois, changent la donne, dans le contexte d’une insuffisance des effectifs et des moyens militaires français.
En juin 1949, le rapport Revers (du nom du chef d’état-major de l’Armée de terre) préconise la rétractation du dispositif dans la zone frontière, les postes les plus exposés étant repliés. Ses conclusions sont adoptées par le gouvernement en juillet, malgré les vives critiques du général Alessandri, chef des forces terrestres d’Extrême-Orient. Une cinquantaine de postes périphériques sont alors abandonnées au cours de l’année 1949, ce qui rend au Vietminh sa liberté de circulation, même si la récupération des effectifs ainsi dégagés permet de constituer trois groupements chargés de la garde de la zone frontière face à la Chine.
Cao Bang, bourgade située à l’extrême nord-est du Vietnam, fait alors face à la Chine et constitue un nœud de communication vital sur la « route coloniale n° 4 », au point de départ d’un couloir de pénétration naturel en direction de Hanoï. En raison de l’arrivée annoncée des communistes chinois aux frontières du Tonkin, le général Carpentier, nouveau commandant en chef en Indochine, décide ainsi le 12 septembre 1949 de surseoir à l’évacuation de Cao Bang et de Dong Khe. L’activité du Vietminh le conduit toutefois à opérer malgré tout un nouveau resserrement du dispositif français et à supprimer la dizaine de petits ouvrages implantés entre les deux localités (opération Archipel). Les deux postes se retrouvent donc totalement isolés.
Malgré tout, les embuscades se succèdent sur la RC4. Celles du 3 septembre et du 2 octobre 1949 causent notamment 120 tués, disparus ou prisonniers aux Français.
Au mois de janvier 1950, la « parenthèse chinoise » se referme et les directives gouvernementales relatives à l’évacuation de Cao Bang et de Dong Khe pourraient recevoir application. À cette date les deux garnisons peuvent encore être évacuées relativement facilement. Pourtant, le commandement va tergiverser encore dix mois, pendant lesquels le Vietminh s’équipe et se renforce du côté chinois de la frontière tout en planifiant sa propre campagne, baptisée Le Hong Phong II. Cette campagne mobilise l’ensemble de ses forces régulières (une trentaine de bataillons) et vise justement à s’emparer des places-fortes de Dong Khe et That Khe (plus au sud, toujours sur la RC4), puis de Cao Bang dans un dernier temps. Son objectif est de réaliser une frontière commune avec la République populaire de Chine. Planifiée pour septembre 1950, cette campagne se heurte précisément aux opérations françaises de repli qui seront finalement lancées, dans l’urgence, au mois de septembre.
Le Comité de défense nationale du 18 août 1950 décide en effet de réduire encore les effectifs militaires en Indochine. La nécessité s’impose alors de regrouper les forces, de « resserrer » une dernière fois le dispositif français dans la zone frontière et d’abandonner tous les projets d’opération en Haute Région qu’avait envisagés le général Alessandri. Deux semaines après, le 2 septembre, un Conseil de défense de l’Indochine se tient à Saïgon et se conclut par la décision de replier les forces françaises de Cao Bang et d’abandonner Dong Khe, point d’appui qui n’aurait plus dès lors aucune utilité.
Le 20 septembre 1950, le général Carpentier confirme sa décision d’abandonner Cao Bang, alors même que Dong Khe, situé plus au sud sur la RC4, qui devait recueillir la garnison de Cao Bang, vient de tomber face à un assaut vietminh massif. Le général Alessandri fait alors part de son désaccord quant à la décision d’abandonner le « verrou » de Cao Bang, la place « la mieux organisée, la mieux défendue et la plus solide de toutes celles jalonnant la zone frontière ». En outre, il précise qu’il ne dispose d’aucune réserve disponible en cas de « coup dur ». Hélas, « en sortant de ses fortifications et en faisant évoluer ses bataillons dans un milieu physique très contraint, le corps expéditionnaire offre à son “nouvel” adversaire, disposant d’une importante supériorité numérique, l’occasion de remporter une victoire éclatante », nous explique l’auteur. Cette victoire lui permettra de rallier à sa cause des populations encore hésitantes et d’acquérir une stature internationale. Les états-majors, et le commandement, remarque-t-il, ont souvent tendance à minimiser, et parfois à remettre en question, les informations qui lui parviennent de l’avant.
La prise de Dong Khe et l’évacuation de Cao Bang et de That Khe entraînèrent une véritable « psychose de l’encerclement ». La crainte de subir à Langson le même désastre conduisit à abandonner précipitamment cette ville alors qu’elle n’était pas immédiatement menacée. Plus de mille tonnes de munitions ne purent être détruites et seront saisies par le Vietminh, ainsi qu’un important stock de vivres.
Les pertes françaises sont énormes : on estime le nombre des rescapés de la RC4 à 1 400 sur 4 350 hommes engagés, soit un taux de pertes de près de 70 %. Les Vietnamiens quant à eux font état de 1 000 tués et 1 550 blessés dans leurs rangs.
Quelles sont donc les causes de ce désastre ? Comme souvent elles sont multiples. L’opération est déjà survenue trop tard et a été mal conduite. Pour le général Salan, l’enlèvement par le Vietminh du poste de Dong Khe en mai 1950 était exactement le bon moment pour évacuer les postes de la zone frontière. Aucune menace n’aurait empêché l’opération. De nombreuses critiques ont ensuite été émises à l’encontre des colonels Charton et Lepage, et du colonel Constans qui commandait la Zone frontière et, à ce titre, dirigeait la bataille depuis son PC de Langson. « Les directives qu’il donne se révèlent, faute d’une connaissance du terrain et de ses possibilités, inapplicables », résume l’auteur. Pour corser le tout, certaines troupes engagées (notamment le 3e BCCP) sont usées par deux ans d’opérations. D’autres sont jeunes et inexpérimentées (1er BEP).
On relève aussi la faiblesse du renseignement français et une appréciation de l’adversaire souvent partielle et subjective. « La littérature officielle du corps expéditionnaire fait régulièrement état de “rebelles”, de “bandes” ou de “terroristes”, jusqu’en 1954, alors même que ces mots ne correspondent plus à ce qu’est devenu l’ennemi. » Celui-ci est en effet devenu un État, la République démocratique du Vietnam (RDVN) dirigée par un parti et un gouvernement qui contrôlent directement des millions d’habitants et un territoire, défendu par une véritable armée dont le corps de bataille comprend plusieurs divisions formées sur le modèle occidental d’une puissance de feu parfois équivalente à celle des Français. Rien qu’au Tonkin, le corps de bataille vietnamien est estimé, en septembre 1950, à 103 bataillons. De nombreux officiers vietnamiens ont reçu une formation en Chine, qui envoie également des conseillers militaires sur le terrain. Pour les historiens chinois, ce sont précisément ces conseillers militaires qui ont dirigé toute la campagne Le Hong Phong II du début à la fin. Ce débat mémoriel n’empêche pas de reconnaître l’existence de bons tacticiens dans l’armée du Vietminh, dont Le Trong Tan, « l’un des meilleurs généraux vietnamiens de tous les temps », pour le général Giap, ou Hoang Van Thaï. La préparation de la campagne vietnamienne est d’ailleurs relatée en détail par l’auteur.
La commission d’enquête parlementaire constituée après les événements reste dans le cadre strict de sa mission et ne s’intéresse qu’aux responsabilités d’ordre militaire. Afin de mieux comprendre les causes de ce désastre, il aurait fallu que la conduite de la guerre depuis 1947 et donc les responsabilités politiques soient examinées. Ce ne sera pas le cas… De Lattre avait pourtant averti le président du Conseil dans une lettre prémonitoire en septembre 1951 : « Il peut survenir une catastrophe en Indochine, il ne peut pas surgir de miracle. »
Le dernier livre d’Ivan Cadeau renouvelle brillamment l’historiographie de la guerre d’Indochine. Il s’appuie en particulier sur de nombreuses sources primaires, documents officiels comme archives privées, auparavant inexploitées. Le récit est servi par une prose claire et précise à laquelle l’expérience militaire de l’auteur n’est certainement pas étrangère. Le lecteur ne peut que s’en féliciter. ♦