L’adjectif « hussite » dérive du nom du prédicateur pragois Jan de Husinec, dit Jean Hus, qui mourut sur le bûcher le 6 juillet 1415, convaincu d’hérésie par le concile de Constance. A priori, une hérésie religieuse médiévale n’a pas grand-chose à voir avec l’histoire militaire. Or, il en est tout autrement, car le mouvement réformiste hussite (ou utraquiste) s’est imposé plus par les armes et la violence que par le verbe et la prédication. Il donna lieu en outre à un certain nombre d’innovations sur le plan de la tactique militaire et fut à l’origine d’une série de raids meurtriers dans les pays environnants. Ce sont donc sur ces points particuliers de l’ouvrage très complet qu’Olivier Marin a consacré à la réforme hussite que nous insisterons ici.
La réforme hussite s’inscrit dans la conjoncture particulière des années 1400 et du Grand Schisme d’Occident, mais aussi dans les difficultés du roi de Bohême Venceslas IV dans le cadre du Saint Empire.
Sa référence intellectuelle la plus importante fut celle du théologien anglais John Wyclif (vers 1330-1384), surnommé par ses disciples le « docteur évangélique ». Wyclif préconisait déjà la confiscation des biens ecclésiastiques et déclarait illégitimes papauté et épiscopat, la régulation de la vie religieuse devant désormais dépendre du prince. Si sa pensée infusa les écrits théologiques de Jean Hus, celui-ci recula souvent devant plus d’une hardiesse de son modèle, comme la doctrine de la prédestination en particulier ou la récusation wyclifiste de la transsubstantiation. De même, le catalyseur de la Réforme hussite, la revendication de la communion sous les deux espèces, ne doit rien au docteur évangélique.
La seconde influence intellectuelle du mouvement est due au théologien tchèque Mathias de Janov. Pour ce dernier, la réforme devait commencer par le bas en réduisant drastiquement les pratiques religieuses courantes (dévotions, pèlerinages, adoration des images, etc.) afin de ramener l’homme à l’essentiel, aux sources de la Bible et de l’eucharistie. En ce sens, certains auteurs ont pu considérer le hussitisme comme un pré-protestantisme. À une époque où les laïcs ne recevaient l’eucharistie que trois ou quatre fois par an, Janov préconisait que ceux-ci puissent y accéder autant de fois qu’ils le souhaitaient. « Matthias de Janov [conclut Olivier Marin] transmit au hussitisme des gènes qui s’avéreraient dominants : l’attention accordée à la vie sacramentelle, une ecclésiologie de type égalitaire, la veine prophétique, en même temps qu’une vision fort pessimiste du monde présent. »
Une particularité liturgique permet de distinguer clairement ces dissidents de Bohême des autres chrétiens latins : la communion des laïcs sous les deux espèces, le pain et le vin. Les hussites justifiaient l’utraquisme (la communion des laïcs au calice) par un verset des Évangiles : « Si vous ne mangez pas ma chair et ne buvez pas mon sang, vous n’aurez pas la vie en vous » (Jean VI, 54). Certains militaient même pour que les nourrissons communient eux aussi au pain et au vin. Le symbole du calice envahit vite l’espace public tchèque, des façades des maisons jusqu’aux bannières militaires.
La révolution hussite éclate le 30 juillet 1419 dans l’hôtel de la « Nouvelle-ville » de Prague : « Ce dimanche-là, derrière le prédicateur Jean Zelivsky, les hussites du quartier vinrent trouver les échevins que le roi Venceslas IV avait nommés quelques semaines plus tôt et les jetèrent par les fenêtres du premier étage. » Cet épisode est connu comme « la première défenestration de Prague ». Il y en aura d’autres… La révolution hussite a duré au total dix-huit ans pendant lesquels le trône de Bohême demeura vacant.
Un certain nombre de croisades anti-hussites furent lancées. Et ce d’autant plus facilement que depuis qu’au tournant des XIVe et XVe siècles, Lituaniens et Samogitiens s’étaient convertis au catholicisme, il n’y avait plus en Europe de païens contre qui se battre et donc contre qui lancer une croisade.
Les armées hussites eurent à leur tête un stratège d’exception, Jean Zizka, un vieux reître aveugle. Pour remédier au défaut de cavalerie lourde, Zizka eut l’idée de former les chariots de transport, qui faisaient souvent partie du train des armées en campagne, en une forteresse provisoire, simplement en les reliant avec des chaînes de fer. Il transforma bientôt ce dispositif purement statique en armant ces chariots avec de l’artillerie légère et en leur redonnant leur liberté de mouvement. « Fruit d’adaptations progressives et toutes pragmatiques, le char d’assaut était né », conclut Olivier Marin. Cette innovation fit merveille lors de la bataille de Kutna Hora le 6 janvier 1422, où Zizka écrasa l’armée croisée. Jean Zizka entreprit ensuite de constituer une armée professionnelle et édicta une « ordonnance de guerre » afin d’inculquer à ses troupes une discipline à toute épreuve.
À partir de 1427, la révolution hussite entre dans sa période conquérante. Les offensives hussites prennent la forme de raids de pillage dans les pays voisins, connus sous le nom de « raids magnifiques » (spanilé jizdy). Ils avaient déjà été tentés auparavant avec un raid préliminaire sur la ville autrichienne de Retz fin 1422. Les incursions ne prirent véritablement de l’ampleur qu’à partir de l’hiver suivant. Le commandement des armées hussites était particulier, car on assista alors à ce que l’auteur décrit comme « l’union du sabre et du goupillon entre les mains de prêtres-capitaines ».
Quels étaient les objectifs de ces raids ? L’un de ces prêtres-capitaines bottés et casqués, Prokupek (« Procope le petit »), répondit un jour : « Pour la gloire de Dieu, le bien de notre pays et aussi pour que le peuple de nos contrées se fournisse dans les réserves ennemies. » Dans son esprit, la motivation religieuse de ces raids était donc première, même si des motivations économiques (soulager la Bohême étranglée par le blocus) et stratégiques (annihiler la capacité de nuisance des puissances voisines), subsistaient. Au printemps 1428, les offensives hussites ravagèrent la Haute-Hongrie (la Slovaquie actuelle), la Basse-Autriche et la Silésie, puis, en 1429, la Saxe, la Franconie, la Thuringe et la Bavière. La réalité des épisodes iconoclastes qui, pour certains auteurs, seraient survenus à l’occasion des « raids magnifiques » reste encore à démontrer.
Des négociations s’ouvrirent en 1432 à Bâle, sur fond de défaites militaires. Elles aboutirent en 1436 à un compromis, les compactata, reconnaissant les rites hussites et les ramenant dans le giron de l’Église. Après seize années de conflit, le pays était exsangue. On évalue la chute de la population en Bohême à plus de 40 %. L’Église catholique y avait perdu 90 % de ses biens fonciers.
La nécessité de se défendre contre les raids hussites stimula par contre la fiscalité naissante des États voisins. En 1427, la Diète de Francfort leva un impôt spécial, le hussitenpfennig.
Enfin, les raids élargirent le fossé entre Tchèques et Allemands et accentuèrent la germanisation de l’idée impériale. La Bohême comprend en effet une forte population d’origine allemande, même si dès la seconde moitié du XIVe siècle s’amorce une tendance à la « tchéquisation ». Cette hétérogénéité ethnique pèsera lourd sur le destin de la réforme hussite. Sous l’effet des longues guerres qui les opposèrent au Saint Empire germanique à partir de 1420, les hussites, ayant conquis en Bohême la majorité des âmes, finirent en effet par s’identifier aux Tchèques.
Beaucoup d’aristocrates pragois étaient des auditeurs assidus de Jan Hus. Même le roi Venceslas IV sympathisait avec le prédicateur. « Fait inouï dans l’histoire de l’Occident médiéval [remarque Olivier Marin], des excommuniés y reçurent non seulement la tolérance, mais l’appui officiel du bras séculier. » Mais le hussitisme eut du mal à s’exporter sauf, dans une certaine mesure, en Pologne. L’une des raisons du peu de rayonnement international du mouvement tint aux méthodes radicales (les raids armés) employées par les armées hussites.
Loin d’être circonscrite à l’Europe orientale, la révolution hussite suscita un choc dans toute la chrétienté et dans le royaume de France. Ainsi, le 23 mars 1430, Jeanne d’Arc fit écrire aux hussites une lettre par l’intermédiaire de son confesseur où elle les mettait fortement en garde : « Si je n’étais occupée aux guerres anglaises, je serais allée vous trouver depuis longtemps. Mais, vraiment, si je n’apprends que vous vous êtes amendés, je quitterai peut-être les Anglais et je marcherai contre vous dans le but d’exterminer par le feu, si je ne le puis autrement, votre vaine et hideuse superstition, et de vous ôter ou l’hérésie ou la vie. » ♦