Aujourd’hui, on parle de plus en plus de troisième guerre mondiale. Les uns considèrent qu’elle a déjà commencé, les autres redoutent que nous y plongions si les alliés de l’Ukraine franchissent de nouvelles lignes rouges en lui livrant des avions de chasse en grand nombre, ainsi que des missiles à longue portée type ATAMC. On oublie que le pape François avait évoqué la « guerre mondiale en morceaux », dès 2019. Le Président Macron a évoqué, bien avant la pandémie – et il ne fut ni le premier ni le seul, dans les années 1930, avec la recrudescence des nationalismes –, la xénophobie, la montée des régimes autoritaires, les flambées populistes, le rejet des élites mondialisées.
L’ouvrage de Paul Jankowski, professeur d’histoire à la Brandeis University, écrit en 2020, éclaire fort bien le chemin qui a mené à la déflagration mondiale de 1939-1945, ce qui nous permet de comparer la situation mondiale actuelle à celle qui l’a précédé, il y a 90 ans. Cependant estime-t-il, s’il fallait chercher une période ressemblant à celle que nous traversons (c’était avant la guerre en Ukraine), celle des années 1900 serait sans doute appropriée. Au début du XXe siècle, en effet, les flux transnationaux de populations, de biens et de capitaux furent, à la fois, source de globalisation et de mesures protectionnistes. Disons qu’actuellement les poussées protectionnistes prennent le dessus. Les trois lois votées par le Congrès sur les infrastructures, les microprocesseurs (Cheaps Act) et les énergies vertes et domestiques, l’IRA (Industial recovery Act), qui prévoient la somme astronomique de 2 000 milliards dollars d’investissements, d’aides et de soutiens divers, montrent bien que l’on s’achemine vers un fractionnement du monde en blocs économiques. Les États-Unis entendant se réindustrialiser sans prendre en compte la situation de ses alliés européens, handicapés par des prix élevés de l’énergie, préoccupée de ne pas se faire distancer par la Chine. Par ailleurs, ces années 1900 ont vu la floraison de multiples concepts qui resurgissent avec force depuis une décennie. Des conceptions telles que le « Péril jaune » (traduisons « chinois »), la « White Australie », le suprématisme blanc et la « France d’abord » se retrouvent sous d’autres cieux. Émergèrent alors des lois restreignant l’immigration aux États-Unis et les fantasmes pangermaniques apparaissaient à Berlin ou à Vienne. Les grandes puissances s’inquiétaient de la position qui serait la leur dans le siècle qui commençait. Une nouvelle école géopolitique apparaissait. Néanmoins, si ces années 1900 présentent bien des traits avec notre époque c’est bien celle des années 1930 qui provoque les frissons les plus intenses. Des démagogues exploitèrent alors des haines nationales ou ethniques pour s’emparer le pouvoir ou le conserver. L’internationalisme, qui prenait la forme d’organisation mondiale – la Société des nations (SDN) de Genève, qualifiée d’« usine à paroles » –, d’associations transnationales, de sociétés civiles, de révolution mondiale, de libre-échange, d’ouverture des frontières, de sécurité collective et de rivalités entre les puissances, fut taillé en pièces. À Genève 64 nations furent convoquées en février 1932 à la Conférence sur le désarmement au moment même où les Japonais bombardaient Shanghai. La confiance entre les nations en fut ébranlée. Sur les murs de Genève, un placard du Journal de Genève titra : « Nouvelle conférence de paix / Les Japonais bombardent Nankin ». On s’achemina peu à peu vers la guerre, processus que décrit fort minutieusement l’auteur. Aussi, ces années 1930 sont restées profondément ancrées dans la conscience collective, car c’est à leur encontre que les dirigeants occidentaux ont agi à la fin des années 1940, et depuis le 24 février 2022. Bien des tendances qui ont marqué ces années 1930 ont resurgi ces dernières années. D’une part l’isolationnisme d’un Donald Trump, qui est celui du quart des Américains aujourd’hui, d’autre part l’apaisement (appeasement), qui fut celui de certains pays européens vis-à-vis de la Russie. On a vu la même opposition entre les libéraux, prônant la paix par le droit, le dialogue et la sécurité collective, et les réalistes, réduisant la vie internationale aux gladiateurs de Hobbes. La quête des espaces et la défense de la race, le rêve de la grandeur retrouvée, hier celle de l’Italie et de la Hongrie, aujourd’hui celle de la Russie, de la Chine, de la Turquie néo-ottomane et de l’Iran. Est-ce anodin, si la Turquie, membre de l’Otan, a demandé en septembre dernier à rejoindre l’Organisation de la coopération de Shanghai (OCS) ? Tous les pays sont en quête de sécurité, comme le furent jadis l’URSS, la Pologne et la France. On retrouve, ici et là, les mêmes ingrédients : mythologies nationales, revendications des masses, sentiment d’humiliation, d’affront, qui suscitent le ressentiment. L’histoire se répète : en bombardant Shanghai en 1932, les Japonais n’ont assuré que venir au secours de leurs compatriotes et ils furent bien étonnés de la résistance opiniâtre que leur opposèrent les Chinois. En déclenchant son « opération militaire spéciale », Vladimir Poutine entendait surtout venir en aide aux russophones du Donbass, menacé selon lui de génocide par la « clique néo-nazie de Kiev ». Walter Lippman – qui popularisa l’expression de « guerre froide », qu’il reprit de George Orwell en 1947 –, au moment où l’Europe prenait progressivement le chemin de la guerre, lançait un appel, depuis New York, aux peuples du monde à propos de ces « querelles imbéciles qui pourraient être tranchées en quelques semaines en faisant preuve de simple bon sens ». Imbéciles, peut-être, mais pas si faciles à régler : on l’a vu encore lors de négociations Russie-États-Unis, et Russie-Otan et OSCE les 10, 11, et 13 janvier derniers au sujet de l’architecture européenne de sécurité et de l’Ukraine.