En ce début de siècle, nous vivons une profonde « crise du loisir » : alors que nous croulons sous le temps libre, nous sommes confrontés au redoutable défi de gérer cette liberté à l’âge numérique… sans y avoir été préparés. Le résultat ? D’abord, un asservissement sans précédent des loisirs à leur forme la plus pauvre, c’est-à-dire au divertissement, dont l’horizon principal est la satisfaction immédiate des désirs. Mais, surtout, le temps libre est devenu le nouveau creuset des inégalités sociales, tant il est vrai que nous sommes entrés dans une ère de la compétition cognitive, où la différence se crée précisément dans la manière d’utiliser son temps libre. Telle est la thèse de l’auteur, qu’il s’emploie à démontrer au fil de huit chapitres bien charpentés.
En dressant une remarquable fresque des loisirs à travers les âges de l’humanité – de la Préhistoire à notre siècle –, Olivier Babeau fait émerger une typologie des loisirs en trois pôles : le loisir « aristocratique », tourné vers les interactions au sein d’une même classe sociale ; le loisir « studieux », tourné vers soi, dans le but de s’élever ; le loisir « populaire », aussi nommé divertissement, et dont le seul but est de « passer le temps ». Si ces trois formes du loisir ont pu avoir une importance relative fluctuante selon les époques, le drame de la nôtre est que le divertissement y prend désormais une place hégémonique, appauvrissant tout sur son passage… Or, alors que nous n’avons jamais aussi peu travaillé en Occident, la source des inégalités modernes n’est désormais plus dans le temps passer à travailler ou à apprendre en classe, mais bien dans l’utilisation qui est faite du temps libre, ce « cadeau redoutable » pour qui n’a pas été éduqué à l’employer.
Le propos du professeur d’université qu’est Olivier Babeau consiste dès lors à illustrer cette polarisation invisible à l’œuvre entre les nouveaux gagnants et les nouveaux perdants, alors que le capital culturel est devenu au XXIe siècle bien plus important que le capital matériel. Ce faisant, l’auteur réalise une autopsie de l’échec de notre système scolaire, qui a tourné depuis longtemps le dos à la méritocratie qu’il prétend défendre, et qui, sous couvert de « déconstruction » égalitaire, produit en réalité l’inverse de ce qu’il vise : lorsque l’on n’apprend plus rien à l’école, c’est dans le temps libre – donc hors de l’école – que se fait la sélection. Et l’inégalité y règne en maître. L’auteur livre en outre une analyse sans fard des facteurs d’asservissement du divertissement moderne, en passant en revue les méfaits d’une offre qui, loin de massifier la culture, l’a en réalité tuée depuis longtemps. Tourisme de masse (remède à l’ennui), naufrage de la télévision publique (ayant troqué la culture pour les parts d’audience), et bien sûr, tyrannie des écrans omniprésents qui captent la moindre parcelle de notre disponibilité cognitive… tout est conçu pour organiser la « consommation de sa propre existence ». Ici, on appréciera l’approche nuancée de l’auteur qui ne se limite pas à fustiger en bloc le naufrage de la modernité, mais montre à quel point les formidables opportunités offertes par le temps libre nécessitent, pour être saisies, un apprentissage et un travail sur soi. Faute de quoi, l’homme, croyant y voir de prime abord un paradis, y trouvera en réalité un enfer.
Au bilan, La Tyrannie du divertissement est un appel à protéger nos cerveaux dans une ère où la compétition est d’abord cognitive et culturelle. La Chine, qui cherche à limiter, par la contrainte, l’exposition des cerveaux de sa jeunesse aux méfaits des écrans et des distractions numériques, ne s’y trompe pas… mais l’Occident regarde ailleurs.
Pour le lecteur de la Revue Défense Nationale, et plus particulièrement pour tout responsable au sein des armées françaises, cet ouvrage d’Olivier Babeau est un encouragement à « résister à la facilité du monde » et à prendre conscience d’un double avantage comparatif des armées dans cette compétition autour du temps libre. D’abord, celui de pratiquer une profession plus qu’un métier, c’est-à-dire de vivre une passion, sans ériger le temps libre en vache sacrée. Ensuite, de vivre dans un monde exigeant – celui de l’affrontement des volontés – propre à cultiver la résistance à la satisfaction immédiate des désirs. ♦