Vincent Jauvert, grand reporter à L’Obs, enquête depuis trente ans sur les importants dossiers d’espionnage contemporains, et a eu le privilège de rencontrer, un peu partout dans le monde, maîtres espions, taupes et officiers traitants, ainsi que d’autres grands responsables comme Zbigniew Brezinski, le conseiller à la Sécurité nationale du président Jimmy Carter (1977-1981) ou Colin Powelll, le secrétaire d’État de George Bush, qui toute sa vie regrettera de s’être fait piéger par la CIA en « dévoilant » dans son discours du 5 février 2003 que l’Irak de Saddam Hussein était en possession d’armes de destruction massive. Plus que jamais, surtout depuis la guerre en Ukraine, avec les divulgations de la CIA, les affaires de contre-espionnage nous fascinent parce qu’elles conjuguent trahison, manipulation et secrets d’État – intime et politique.
Ce dictionnaire amoureux n’est évidemment pas exhaustif, comme aurait-il pu l’être en un demi-millier de pages, il est plutôt une visite guidée et personnelle dans l’univers mystérieux du renseignement – un monde à la fois très codifié et chaotique. Il entrouvre les portes de la Loubianka, siège de l’ex-KGB, à Moscou, où Vadim Bakatine, l’homme que Mikhaïl Gorbatchev avait nommé pour démanteler la citadelle des Tchékistes, avait reçu James Baker, alors secrétaire d'État des États-Unis. Vincent Jauvert raconte son entretien dans une prison de Pennsylvanie avec Aldrich Ames, le plus grand traître de l’histoire américaine, qui est à l’Amérique ce que fut « Kim » Philby au Royaume-Uni.
Il relate aussi comment la CIA a espionné de Gaulle à l’Élysée, thème passionnant qu’il avait traité dans un ouvrage paru au Seuil en 2000. Il est intéressant aujourd’hui de se remémorer l’attitude prise par le général de Gaulle lors de la crise de Cuba, qui peut servir de comparaison, ne serait-ce que partielle, par rapport à la situation actuelle en Ukraine et autour de Taiwan. John Kennedy chargea Dean Rusk d’aller, en secret, rencontrer de Gaulle pour lui expliquer la situation à Cuba, et lui présenter les décisions qu’il a prises et qu’il annoncera, lundi 22 octobre à 19 heures. Le soir, Dean Rusk téléphone à l’un de ces prédécesseurs au département d’État, Dean Acheson, secrétaire d’État de Truman de 1949 à 1953, un des pères de la doctrine du containment, qui, âgé de 73 ans, est de la même génération que de Gaulle. Le 22 octobre, à 17 heures, accompagné du n° 3 de la CIA, Sherman Kent – le très respecté chef du Board of National Estimates –, ainsi que du n° 2 de l’ambassade américaine, Dean Acheson est reçu par le chef de l’État… Le rapport des émissaires américains indique : « Il a écouté avec un intérêt manifeste et a remarqué que pour la première fois les États-Unis se sentaient menacés »… Il a enchaîné en annonçant que si le président Kennedy voulait agir et le faisait maintenant, la France n’avait aucune objection à formuler dans la mesure où il était parfaitement légal pour un pays de se défendre quand il se sentait en danger. « Le blocus ? Il a dit que, bien sûr, il n’y avait pas d’objection de la part de la France, bien que lui-même doutât de son efficacité »… Puis la phrase qu’attendaient les Américains : « Le président de Gaulle a dit qu’il pensait qu’il n’y aurait pas la guerre, mais que, si les Soviétiques poussaient les États-Unis dans les endroits comme Berlin, la France serait du côté des États-Unis ». Et Lyon, le n° 2 de l’ambassade prend soin de bien noter mot à mot l’engagement gaullien : « La France agira en accord avec vous » (1).
Les grands noms de l’espionnage et du contre-espionnage figurent dans cette galerie, les « Cinq de Cambridge », « Farewell », Günter Guillaume qui provoqua la chute de Willy Brandt en 1974, Sergueï Skripal, Markus Wolf, qui aurait pu être le Gorbatchev est-allemand et bien sûr Vladimir Poutine auquel sont consacrées dix pages, où Vincent Jauvert indique le jugement qu’avaient formulé ses supérieurs à son égard : « renfermé et peu sociable », puis « Pas assez sensible au danger ». « Poutine ne sait pas capter les signaux menaçants ». Est-ce ce trait de caractère qui, en s’accentuant par son isolement, l’a poussé dans la folle entreprise de la guerre en Ukraine ? ♦
(1) Jauffret Vincent, L’Amérique contre de Gaulle. Histoire secrète, 1961-1969, Seuil, 2000.