La victoire du parti indépendantiste d’Oscar Temaru, lors des élections territoriales des 30 avril-1er mai 2023 en Polynésie française, met une fois de plus en valeur que revêt l’Indo-Pacifique pour la France, qui entend y demeurer une « puissance stabilisatrice », en dehors du conflit croissant entre les États-Unis et la République populaire de Chine. Cela démontre l’intérêt des différentes chroniques et articles qu’Hervé Couraye, résident au Japon depuis 2001, a réuni dans son ouvrage au sous-titre « Chroniques de Tokyo ». La France y est présente avec ses Départements ou Régions et Communautés d’outre-mer (DROM-COM), qui représentent une population totale de 1,65 million d’habitants. 93 % de la Zone économique exclusive (ZEE) française est située dans les océans Indien et Pacifique. Par ailleurs, on compte dans les pays de la zone environ 150 000 Français résidents, plus de 7 000 filiales d’entreprises implantées et 8 300 militaires en mission au sein de forces prépositionnées.
La Commission européenne, pour sa part, définit la région indo-pacifique comme « une zone qui s’étend de la côte Est de l’Afrique aux États insulaires du Pacifique ». Les routes maritimes majeures qui traversent cette région, comme le détroit de Malacca ou la mer de Chine méridionale, sont d’une importance capitale pour les échanges commerciaux de l’UE. Comptant 7 membres du G20 (Afrique du Sud, Australie, Chine, Corée du Sud, Inde, Indonésie et Japon), cette zone indo-pacifique est devenue le moteur de la croissance mondiale et représente aujourd’hui 60 % du PIB mondial. L’Indo-Pacifique s’impose donc de plus en plus comme l’espace stratégique du XXIe siècle. La montée en puissance de la Chine a bouleversé les équilibres traditionnels. Alors qu’un certain nombre de menaces persistent (prolifération nucléaire, criminalité transnationale organisée, terrorisme djihadiste, piraterie, pêche illicite…), la compétition sino-américaine s’intensifie et génère de nouvelles tensions. Six membres du G20 (Australie, Chine, Corée du Sud, Inde, Indonésie, Japon) sont présents dans cette zone. Les voies commerciales maritimes qui la traversent sont devenues prépondérantes. Les principales réserves de croissance mondiales se situent dans l’Indo-Pacifique. Le poids croissant de ces pays dans les échanges commerciaux et les investissements mondiaux se trouvera encore renforcé dans le monde post-Covid. La zone indo-pacifique reste également marquée par une forte vulnérabilité aux défis environnementaux et climatiques. De grands émetteurs de CO2 se repèrent dans cette zone, et les États insulaires dans les deux océans voient leur existence directement menacée par le dérèglement climatique. Région charnière du monde, centre de gravité actuel des échanges maritimes et de la croissance, chaque pays en donne une définition différente, l’Indo-Pacifique s’est imposé, depuis la fin des années 2010, comme un traceur géopolitique. Scruté par les chancelleries et les états-majors, il fait l’objet de séminaires, de doctrines gouvernementales et de sommets minilatéraux, tout en s’appuyant sur une flopée d’exercices militaire.
Toutefois, la genèse de l’Indo-Pacifique revient au Japon. Lors d’un discours au Parlement indien sur la « confluence des deux mers », en août 2007, Shinzo Abe, le « Kissinger japonais » alors nouveau Premier ministre, avait évoqué la responsabilité de l’Inde et du Japon de « sauvegarder ces mers de liberté ». La même année, le tout premier QUAD se réunissait à son initiative. « En reliant [sur une carte] Tokyo, Hawaï, Canberra et Delhi, vous obtenez la forme d’un diamant. L’idée de départ était de relier ces quatre démocraties maritimes pour élargir l’espace stratégique japonais ». En Europe, la France a été l’un des premiers pays de l’UE à faire de l’Indo-Pacifique une de ses priorités géopolitiques, comme en a témoigné le discours d’Emmanuel Macron du 2 mai 2018 à Garden Island (Sydney). Depuis, l’Allemagne a formulé sa propre vision de la zone en octobre 2020, suivie peu après par les Pays-Bas. À cette liste de pays européens, il faut ajouter le Royaume-Uni qui cherche lui aussi à se tourner vers l’Asie, notamment pour amortir les conséquences du Brexit. Pour les États-Unis de Donald Trump puis celle de Joe Biden, il s’agissait de constituer une coalition acquise à une politique de « China containment », coalition dont le noyau dur devait être le QUAD (États-Unis, Australie, Japon, Inde). Pour la France et l’Allemagne, si cet objectif est parfois évoqué, il s’agit officiellement de veiller – de manière « inclusive » et sans hostilité déclarée vis-à-vis de Beijing – au respect du droit international dans la zone, en défendant notamment la liberté de navigation et en promouvant un multilatéralisme plus large (et, à travers lui un monde multipolaire).
Au niveau européen, des nuances parfois très fortes subsistent toutefois. Si la France privilégie une approche stratégico-militaire (à laquelle les contrats d’armement qu’elle a remportés en Inde et en Australie ne sont pas étrangers), l’Allemagne a de l’Indo-Pacifique une vision davantage économique et commerciale. Et si la France s’appuie surtout sur l’Inde et l’Australie, pour l’Allemagne, l’Asie du Sud-Est constitue le centre de gravité géographique de l’Indo-Pacifique. Paris et Berlin convergent néanmoins de plus en plus sur un point : ils souhaitent européaniser leur politique – ne serait-ce que pour mutualiser certains coûts financiers – en obtenant de l’UE qu’elle s’y investisse. L’essentiel de ces chroniques a été écrit en 2020-2021 avec clin d’œil porté sur l’impact de la guerre en Ukraine dans la région, principalement au sujet de Taiwan. Un second volume devrait suivre. En attendant les prémisses, les éléments et points d’affrontement ou de contentieux du conflit sino-américain sont exposés en profondeur dans toutes leurs dimensions politique, géopolitique et géostratégique. ♦